Shamisen: l’ode poétique et fascinante d’Haru Kobayashi

Daikan, la période la plus froide de l’année sur l’archipel nippon. Yuki-Onna, yokai des neiges, a déposé son blanc manteau sur les campagnes, désormais silencieuses. Silencieuses ? Non, les cordes d’un shamisen vibrent dans l’air glacial, une voix s’élève malgré la bise. Serait-ce celle d’une goze ? Bientôt, des fleurs odorantes émergent du givre. Les flocons se font pétales. Voici le printemps, voici Haru 春 ! C’est ce monde coloré, où les kami déambulent et l’art des goze se fait langage universel, que nous font découvrir Guilherme Petreca et Tiago Minamisawa dans leur ouvrage Shamisen.

Détail de la page 51 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎DR.
Itsuki no Komoriuta 竹田の子守唄, Yukie Yassunaga (chant) et Vinicius Sadao (shamisen), 2019,©︎DR

Les goze, artistes itinérantes au cœur des campagnes japonaises

La première occurrence de goze 瞽女 date du XVIème siècle. Ce terme est composé de deux caractères : le premier combine deux idéogrammes, tsuzumi 鼓 (instrument à percussion) et me 目 (œil), tandis que le second est celui de la femme, onna 女 . Il désigne des musiciennes et chanteuses malvoyantes, qui se déplacent dans les zones rurales du Japon. La plupart sont originaires de la préfecture de Niigata. À travers le froid et les montagnes, les goze voyagent par groupe, aidées d’un guide. Leur arrivée au sein des villages reculés est très appréciée et attendue, seule distraction en hiver. En échange d’un logis pour la nuit, de nourritures ou d’argent, les goze chantent et jouent du shamisen, du taiko (tambour) ou encore du koto (harpe japonaise). Malgré les préjugés et la dureté de leurs conditions de travail, les goze conservent souvent le même type de vie tout au long de leur existence.

Haru Kobayashi et deux goze, extrait du film Goze, Masaharu Takizawa, 2020, ©︎DR.

La fin de la Seconde Guerre mondiale voit l’émergence de nouvelles formes de divertissements. Peu à peu, les goze tombent dans l’oubli. Elles ne viennent plus animer les longs soirs hivernaux dans les campagnes, remplacées par la télévision. En 1978, la musique des goze est reconnue Patrimoine Culturel Immatériel par le gouvernement nippon.

Un personnage, un destin, une artiste fascinante : Haru Kobayashi

Détail de la page 37 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023,©︎ Alice Mercier .

Le périple de la protagoniste de Shamisen s’inspire en grande partie de la vie d’Haru Kobayashi 小林 ハル, goze éminente du XXème siècle. Née au sein d’une famille aisée, le 24 janvier 1900, dans la ville de Sanjo (province de Niigata), elle perd la vue à l’âge de trois mois. Rejetée par ses proches, éduquée de manière stricte afin d’acquérir une autonomie suffisante pour survivre, Haru se heurte à une société dans laquelle il lui est difficile de trouver sa place. À cette époque, les personnes malvoyantes disposent de peu d’options quant au choix de leur profession : devenir masseur, acupuncteur ou musicien. Pour la jeune Haru, c’est la voie de goze qui devient son avenir.

Portrait du personnage d’Haru, extrait du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, ©︎ Alice Mercier.

À l’âge de 5 ans, Haru commence son apprentissage du shamisen auprès de la goze Fuji Higuchi. Jouer jusqu’à ce que les doigts saignent, chanter dehors en plein hiver pour développer son kangoe (voix du froid) et sa résistance au froid… Quel quotidien pour une enfant ! Pourtant, Haru persévère. Elle n’a que 9 ans lors de son premier voyage dans le nord du Japon, accompagnée de sa maîtresse et d’autres disciples ! Ces enseignements rigoureux, suivis auprès de trois maîtres différents, lui permettent d’acquérir une certaine notoriété en 1920 et de former ses propres élèves.

À la fin de la guerre, Haru poursuit ses pérégrinations à travers la campagne japonaise, et ce jusqu’en 1973. En presque 70 ans de carrière, elle aura parcouru pas moins de 500 000km ! Ne s’étant jamais reconvertie à l’inverse de tant d’autres, Haru Kobayashi est considérée comme « Trésor national vivant du Japon » en 1978. Elle est la « dernière goze ». Des enregistrements de ses chansons sont réalisés jusqu’à sa mort, le 25 avril 2005. En 2020, le film Goze, de Masaharu Takizawa, s’inspire de sa carrière exceptionnelle.

Son ton fort et constant, sans effets d’essoufflements et les centaines de chants qu’elle a interprétés restent à jamais la voix d’un Japon traditionnel oublié.

Portrait d’Haru Kobayashi, extrait du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier.

Musique de cour et musique populaire : petite histoire du gagaku

Entendez-vous la musique ? C’est ce que l’on appelle la « musique traditionnelle japonaise » ou gagaku 雅楽 , qui se manifeste dès l’époque Nara (710-794). Principalement jouée dans le cadre impérial, elle est fortement inspirée par la musique des cours coréennes et chinoises. Les chants vocaux et les mélodies simples y tiennent une place prépondérante. À la période Heian (794-1185), les instruments traditionnels (wagakki) apparaissent, et parmi eux le shamisen.

Cet instrument est originellement réalisé en peau de chien ou de chat, son plectre (bashi, baguette pour frapper les cordes) en carapace de tortue et sa cheville (itomaki) en défenses d’éléphant.

Fabrication de shamisen, extrait du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier.
Tsugaru Jongara Bushi 津軽じょんがら節, Vinicius Sadao (shamisen), 2019, ©︎ DR

Aux périodes Momoyama (1573-1603) et Edo (1603-1868), la musique populaire se développe et le shamisen en devient l’emblème, souvent associé au koto ou à la flûte japonaise shakuhachi. Le principe de la musique nippone est avant tout celui de la simplicité. En exprimer beaucoup en peu d’accords, comme la voix des kami. Le musicien doit devenir le son lui-même, selon le principe du yugen 幽玄 .

Une esthétique du « monde flottant » : l’ukiyo-e

Outre son univers sonore captivant, Shamisen créé un monde singulier à travers des planches splendides. Alternance de vide et de plein, équilibre entre pages minimalistes et pages aux couleurs éclatantes, l’ouvrage est un véritable hommage poétique à l’ukiyo-e 浮世絵 ou « monde flottant ».

Estampe Vue du Mont Fuji et du pont Edobashi, Hiroshige (1797-1858), période Edo (1603-1868), ©︎DR.
Détail de la page 17 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier.

Sous l’égide du clan Tokugawa, qui dirige l’archipel à l’époque d’Edo, la vie citadine entre en effervescence. Les pèlerinages, le monde du thé et du théâtre inspirent les artistes tels Hokusai (1760-1849) et Hiroshige (1797-1858). La gravure est popularisée par la technique de l’estampe. Les thèmes récurrents (quatre saisons, oiseaux et fleurs, belles femmes) mélangent voyage, monde des plaisirs et imaginaire. Un savant et lyrique amalgame entre quotidien et sacré, voilà ce qu’est l’ukiyo-e !

Détail de la page 84 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier.
Estampe Nuit de neige à Kambara, Hiroshige (1797-1858), période Edo (1603-1868), ©︎DR.

Le lecteur ne s’étonnera donc pas, en ouvrant Shamisen, de croiser la route de kappa espiègle, du dieu de la lune Tsukuyomi, de la déesse du bonheur Benzaiten au fil des saisons, au cœur des villes et de la nature, aux rythmes du shamisen d’Haru.

Détail de la page 106 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier .
Dounan Kudoki Bushi 道南口説き節, Yukie Yassunaga (chant) et Vinicius Sadao (shamisen), 2019,©︎ DR

En savoir plus:

  • Livre Shamisen, Guilherme Petreca et Tiago Minamisawa, édition Ankama, 14 avril 2023.
  • Vous voulez entendre vibrer les cordes du shamisen et s’élever la voix des goze, c’est par .
  • Petit conseil film: Goze, réalisé par Masaharu Takizawa, 2020.
  • Pour plonger dans l’univers de l’ukiyo-e ou « monde flottant », c’est par ici.
  • Le projet de ce livre est né au Brésil ! En apprendre plus en un clic.

Image de couverture: Détail de la page 67 du livre Shamisen, G. Petreca et T. Minamisawa, 2023, ©︎ Alice Mercier.

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