Longtemps oubliées dans les trésors des temples japonais, le musée de Nara a remis en lumière les broderies bouddhiques (shubutsu) en 2018 . Les broderies constituent un volet peu étudié de l’art bouddhique : peu nous sont parvenues, du fait de leur grande fragilité. Elles permettent pourtant, au delà de leur beauté formelle, de saisir les liens tissés entre la Chine et le Japon lors de la propagation du bouddhisme, et de mettre en valeur un travail d’aiguille féminin encore trop peu valorisé dans l’histoire de l’art japonais.
Aux sources des broderies bouddhiques
Les Chroniques du Japon (Nihon Shoki) rapportent que déjà, aux VIIe et VIIIe siècles, la broderie est utilisée comme moyen de dévotion. D’immenses images brodées sont réalisées pour les grands temples, notamment les quatre temples les plus importants de la région d’Asuka : Asukadera, Kudara Odera, Kawadera et Yakushiji.

La plus ancienne broderie bouddhique qui subsiste et nous soit parvenue est le mandala Tenjukoku Shuchô de l’époque Asuka (592 – 710). Réalisé en l’honneur du prince Shotoku (573 -622), sous l’impulsion duquel le bouddhisme s’impose comme religion d’état, sa technique est simple et solide. Les fils de soie sont torsadés et forment des motifs où se mêlent bouddhisme et cosmogonie chinoise. Un mandala est habituellement une représentation d’une partie ou de tout l’univers bouddhiste. Ici, il s’agit plutôt d’une broderie réalisée en l’honneur de Shotoku Taishi : après sa mort , le prince est représenté dans le royaume céleste, un hommage est rendu à sa mère, et une inscription indique » transmet le bouddhisme vécu par le prince Shotoku ».
A l’époque Nara encore, l’influence culturelle chinoise sur le plan iconographique et technique est manifeste: on peut noter de grandes similitudes entre deux broderies : l’une japonaise, Shaka prêchant, au musée de Nara et l’autre chinoise, Sakyamuni prêchant sur le mont vautour, conservée au British Museum. Les fils sont toujours piqués et torsadés afin de former des contours et des aplats de couleur, et les attitudes de Bouddha et ses attendants se répondent.
Défaveur et renaissance

Après une période durant laquelle les broderies tombent en désuétude, la fin du XIIe siècle et l’époque Kamakura (1185 – 1333) voient leur renaissance. Leur style est alors très différent : les fils de soie sont piqués à plat et font chatoyer les couleurs, tout le canevas est recouvert en utilisant différents points pour des effets de textures, en émulation avec les peintures de la même époque.
Un nouvel élément fait aussi son apparition dans les broderies de dévotion. Il s’agit… de cheveux, qui sont incorporés à l’époque Kamakura et Muromachi (1333 -1573).
Un fil, un cheveu : le lien avec Bouddha

Le fait de broder avec des cheveux était déjà pratiqué en Chine, comme acte de dévotion et de piété filiale, mais cette technique trouve un écho particulier au Japon, en lien avec l’école de bouddhisme de la Terre Pure. Cette école vénère particulièrement le bouddha Amida et développe une doctrine selon laquelle tous les êtres peuvent atteindre le paradis en répétant son nom, par le mantra « nami Amida butsu » (gloire au bouddha Amida). L’idée sous-jacente est celle du lien direct entre Amida et le dévot. Les cheveux utilisés dans les broderies sont ceux du dévot, de son vivant ou après sa mort, dans des broderies représentant Amida l’accueillant auprès de lui. Un lien physique est ainsi établi entre le bouddha et celui qui lui dédie une broderie. De même, le fait de broder est parfois assimilé au fait de réciter un mantra : un point piqué s’apparente à un mantra recité.

Amida est la divinité la plus représentée à cette époque, sous forme de divinité dont les cheveux sont en véritables cheveux ou de « syllabe-graine », la syllabe sanscrite dont le son donne naissance à Amida.
Un art féminin
Le bouddhisme établit un certain nombre d’interdictions concernant les femmes. Cependant, les cheveux, une fois détachés du corps, deviennent une offrande recevable. La broderie, à laquelle s’adonnent principalement des femmes, leur permet donc de s’approprier une part de la dévotion bouddhique et de contourner certaines interdictions concernant leur genre. Aujourd’hui, de nouvelles études sur les broderies permettent de s’apercevoir du rôle qu’ont pu jouer les femmes au sein du clergé bouddhique et de la société laïque.
Les broderies bouddhiques jouent différents rôles au fil des époques : d’objets de dévotion commandés par les plus puissants pour de grands temples, elles deviennent de véritables œuvres d’art mêlant des techniques raffinées. L’utilisation de cheveux en contexte bouddhique est particulière à l’archipel nippon, et reflète un lien fort et personnel entre le dévot qui dédie la broderie et la divinité à laquelle elle est dédiée. Considérée pendant longtemps comme un artisanat féminin et mineur, la broderie au fur et à mesure des études qui lui sont consacrées révèle son importance au sein de l’art bouddhique, et permet d’ouvrir de nouvelles perspectives quant au rôle des femmes dans l’ancienne société japonaise.
Ariane Excoffier
Pour aller plus loin
Base de données en ligne du Tokyo Nationa Museum : pour des images en haute définition de broderies anciennes, notamment Shaka prêchant reproduite dans cet article.
Site du temple Chuguji de Nara: images en haute définition du Mandala Tenjokoku Shucho.
Nara National Museum, 2018. Threads of devotion,Nationa treasure : the taima mandala tapestry and Embroidered Buddhist Imagery, Nara national museum, July 14- August 26, 2018.
LI Yuhang. « Embroidering Guanyin : constructions of the Divine through hair » in East Asian science, technology and medicine, special issue on women and textile production techniques in traditional China, n°36,2012, p. 131-166.
PRADEL, Chari. Fabricating the Tenjukoku Shucho Mandara and prince Shotoku’s afterlives, Brill, Leiden, Boston, 2016.
TEN GROTENHUIS,Elizabeth. « Bodily gift and spiritual pledge : human hair in Japense buddhist embroideries » in Orientations, vol.35, n°1 jan-feb 2004, p. 31-35 .
WARGULA, Carolyn. Embodying the Buddha : the presence of womenin Japanese buddhist hait embroidery, 1200 -1700, University of Pittsburgh, 2020.
Image de couverture : détail de la broderie Shaka prêchant, Musée national de Nara, accession n°647-0