Conservateur au département des Objets d’Art du musée du Louvre, Jean-Baptiste Clais est en charge des collections d’art asiatique et de porcelaines. Il travaille pour mettre en valeur ces objets longtemps oubliés auprès du public français et international. Cet entretien est l’occasion de revenir sur ses missions et de vous faire découvrir les merveilles des collections du Louvre!

Marie Degonse : Tout d’abord merci de nous recevoir ! Pourriez-vous nous rappeler votre parcours et ce qui vous a amené à vous intéresser aux arts asiatiques ?
Jean-Baptiste Clais : J’ai suivi le cursus de l’École du Louvre en option « ethnologie », puis en muséologie avec un double cursus en ethnologie à l’université Paris V. Je travaillais sur des sujets relevant de la culture populaire contemporaine, qui a depuis les années 1980 une composante japonaise extrêmement marquée. C’est par là que l’un de mes goûts pour l’Asie est né. Lorsque je suis devenu conservateur, il n’y avait pas de poste ouvert en ethnologie. J’ai donc intégré le département des arts de l’Islam du Louvre afin de prendre en charge la collection d’armes. Les armes du département étant essentiellement des armes mogholes, la collection indienne a été ajoutée à mes missions. Après plusieurs années sur ce poste, j’ai eu l’occasion d’aller travailler sur les arts décoratifs de la Chine au musée Guimet. Puis s’est présentée la possibilité de revenir au Louvre, pour travailler sur l’innovation numérique au sein de la direction de la recherche et des collections. Le but était de créer de nouveaux outils pour la recherche en histoire de l’art. Après trois ans, je suis allé travailler sur la petite, mais très intéressante collection orientale d’Eugène Delacroix au musée Delacroix, qui dépend du Louvre. Je suis enfin venu rejoindre mon poste actuel au département des objets d’art pour m’occuper des collections asiatiques, des porcelaines européennes ainsi que des objets asiatiques montés.
Nos collections asiatiques sont pour l’essentiel inédites et l’influence asiatique sur les œuvres européennes du département n’avait pas fait l’objet d’une analyse poussée jusqu’à présent. Avec le tournant de l’histoire globale / histoire connectée, pour un département de référence sur les arts décoratifs du 18e siècle, le sujet des rapports avec l’Asie est devenu incontournable au cours des dernières décennies. Mon poste me permet de mettre à profit mes connaissances sur l’Asie pour porter cette réflexion autour de nos collections.
M.D. : Pourriez-vous nous décrire la collection asiatique du Louvre ? Qu’est-ce qui fait son importance ?
J-B.C. : La collection du Louvre comprend à peu près 600 objets de Chine et du Japon, ce qui est peu pour une collection d’arts décoratifs asiatiques de l’époque moderne, mais elle est majeure, car qualitativement elle compte des pièces de première importance. Nos vases montés du XVIIIe siècle notamment sont très importants, car ils viennent du Garde-Meuble de la Couronne, ce sont des pièces de référence. La falsification est très facile dans le domaine des porcelaines montées et il presque impossible de faire la différence entre les pièces XVIIIe et de belles pièces du XIXe. Or ici, tous nos objets ont une provenance, donc on sait qu’ils sont bons. Certains proviennent de Marie-Antoinette et sont présents au musée depuis son ouverture sous la révolution.
En plus de ce qui vient du Garde-Meuble, nous conservons un ensemble d’objets asiatiques inédits provenant du legs de la baronne Adèle de Rothschild (1843-1922) en 1922. Elle et son mari, Salomon, ont acheté l’essentiel de leur collection entre 1863 et 1864. C’est une collection de très grande qualité : des jades magnifiques, dont certains impériaux, une collection de porcelaines « coquille d’œuf » de premier ordre. Là aussi, la collection est constituée avant la grande ère de falsification de l’art chinois, à partir du début du XXe siècle. Cela veut dire qu’on peut avoir confiance en nos objets, ce qui est fondamental pour l’art chinois.

Il y a enfin la collection asiatique Thiers, léguée en 1881 avec sa collection européenne et les porcelaines de sa femme. La partie asiatique n’a jamais vraiment été étudiée en dehors des ivoires et de quelques laques japonais. Adolphe Thiers (1797-1877) a traversé le siècle et a été actif politiquement sous tous les régimes. Il a acheté des objets dans les ventes aux enchères, donc souvent des objets présents en Europe depuis longtemps. Sa collection nous raconte l’histoire des rapports France-Chine sur presque deux siècles : elle compte des objets d’exportation de la Compagnie des Indes, d’autres collectées par des ambassades, des objets qui évoquent Canton… Il est en contact avec des voyageurs qui vont en Chine, il a un mémoire du Colonel Du Pin (1814-1868), qui a participé à la campagne chinoise de 1860, il a des contacts avec les ambassades asiatiques à Paris… Toutes ces étapes du rapport entre la France et l’Asie s’incarnent matériellement dans tel ou tel objet de la collection. C’est fondamental parce que cela permet de parler de l’histoire longue des rapports de la France avec le reste du monde qui généralement se sont incarnés au sein du Louvre.
En cela elle parle bien d’un sujet que porte notre présidente avec vigueur, le Louvre « musée universel ». Et notre collection asiatique, plus globalement, est un témoignage de ces rapports du Louvre avec les mondes extra-européens. Il y a eu au Louvre des musées d’art extra-européen aujourd’hui disparus et notamment à partir de 1893 un département des Arts asiatiques. On l’oublie, mais une bonne partie des grandes œuvres du musée Guimet (en dehors bien sûr de la collection d’Emile Guimet, dont le Panthéon bouddhique) étaient au Louvre.
David Pujos : Pourquoi n’y a-t-il plus de département des Arts asiatiques au Louvre ?
J-B.C. : Le projet d’un Grand Louvre qui impliquait l’éviction du ministère des Finances a été planifié dès 1934, mais avec la guerre n’a pas été mis en œuvre. En 1945, il a fallu réorganiser les musées nationaux parce qu’on arrivait à une situation de saturation, les collections étaient déployées de manière très désordonnée dans certains musées. Pour caricaturer on peut dire que tout le monde avait un peu de tout. Le musée Guimet était à l’époque un musée d’histoire des religions qui contenait de l’Asie, de l’Égypte, et de la Grèce antique notamment, domaines qui se trouvaient bien sûr en nombre au Louvre. Le pan asiatique des collections de Guimet était le plus important dans ce musée et surtout il était attaché à un lieu et à la mémoire du donateur. Le département des arts asiatiques du Louvre, lui, ne l’était pas et pouvait être déplacé. Il a donc été dissous et ses objets envoyés à Guimet à l’exception des collections Thiers et Rothschild pour des raisons liées aux conditions des legs. Les objets « hybrides » comme les porcelaines montées sont aussi restés au sein des collections européennes.
Il n’y a donc jamais eu de rejet l’Asie du Louvre en tant que sujet. C’était une décision pratique visant à gérer un manque de surface au sein des musées nationaux. Avec l’évolution du regard sur le monde et les rapports entre les cultures dans les musées, cette séparation thématique entre musées semble bien moins pertinente et nous travaillons donc à rendre plus visibles les collections asiatiques.
M.D. : Quels sont vos projets autour de ces collections ?
J-B.C. : Cette année je vais pouvoir mener un chantier de collections pour les objets asiatiques et les porcelaines. Ce chantier va être accompagné d’un récolement impliquant une mise au propre des données dans les bases, d’un relevé systématique de toutes les inscriptions et les marques et finalement d’une prise de vue professionnelle de toutes les œuvres. Nous allons avoir à son terme une collection restaurée, nettoyée et documentée à quasiment 100%.
Nous sommes habitués à mener ces activités au fil de l’eau sur de longues années. Ce chantier nous permet d’avancer en une seule fois tous ces aspects. C’est un gain de temps considérable qui va nous permettre à très court terme de travailler beaucoup plus vite sur des projets de valorisation et d’étude des collections. L’information sera disponible en ligne notamment pour nos collègues étrangers. Nous remplissons ainsi notre mission de diffusion du savoir.
D.P. : Quelle place prend votre formation d’ethnologue dans votre travail ?
J-B.C. : J’ai été formé avec des auteurs d’obédience pragmatiste et interactionniste symbolique : deux courants de la sociologie américaine tournés vers le contexte. Dans ces approches, comprendre un phénomène social, c’est avant toute chose étudier de manière multidimensionnelle son contexte, historique, matériel, symbolique, économique, philosophique… Tous les conservateurs s’intéressent au contexte, bien sûr, mais quand il s’agit de restituer dans un cartel ou un texte de salle le savoir sur l’objet, avec un nombre de phrases limitées, il faut faire des choix. Du fait de cette sensibilité, j’aurais plus tendance à privilégier un discours sur le contexte socio-historique à un discours sur le style ou la matérialité.
Les deux ne s’opposent pas pour autant. Ils se complètent. La collection Thiers en est un bon exemple. Thiers a appuyé sa carrière politique sur sa collection, qu’il a utilisée comme un moyen de s’élever à une dignité qu’il n’avait pas en tant qu’héritier d’une petite bourgeoise désargentée de Marseille qui arrivait à Paris. Sa vie sociale et mondaine est une clé incontournable pour comprendre sa collection. Il achetait dans des ventes de collections prestigieuses pour capter l’aura de ces personnes.
Pour autant, on ne peut pas comprendre cet ensemble, insérer ces objets dans leur contexte historique ou social sans les regarder pour eux-mêmes, de manière très matérielle. Par exemple, nous avons un album de vues du Palais d’Été que d’aucuns, pour une collection léguée en 1881, pourraient soupçonner de venir du sac de 1860. Or, grâce à l’étude de l’objet et de son montage de son papier, nous avons maintenant la preuve qu’on est face à un objet fait au XVIIIe siècle pour des européens, et par l’étude des sources on sait qu’il est arrivé par Chrétien-Louis-Joseph de Guignes (1759-1845), qui était consul de France à Canton et qui a accompagné l’ambassade hollandaise à Pékin en 1795.

D.P. : Vis-à-vis des visiteurs, comment fait-on pour valoriser une collection aussi spécifique que celle-ci au sein du département des objets d’art ?
J-B.C. : L’évidence est déjà de les représenter. C’est un sujet qui est en cours, mais qui prendra du temps. Cela implique en premier de nettoyer, restaurer et étudier la collection. C’est aussi pour cela qu’on mène un chantier des collections, et surtout un chantier photos. Grâce à elles on peut faire connaître les collections à des collègues spécialistes étrangers via internet. La collection est hétérogène, avec des petits groupes d’objets de natures très différentes. Il y a des sujets sur lesquels nous pouvons avancer seuls, mais nous ne pouvons pas être spécialistes de tout ici. Étudier une collection comme celle-ci, c’est avant tout collaborer avec le monde entier.
Pour vous donner un exemple récent – c’est une découverte en avant-première – nous avons un objet en émail cloisonné que nous savions être très important du fait de sa qualité technique et parce qu’il porte la marque impériale de l’empereur Qianlong (1735-1796). Nous le prenions pour un pot à pinceau à cause de sa forme et de ses dimensions. Il s’avère que c’est en fait le compartiment interne d’un vase en porcelaine aujourd’hui perdu. Cela nous a été signalé par Chingfei Shih, une collègue taïwanaise spécialiste qui est venue voir la collection. Quand on travaille sur une collection comme celle-ci qui n’a pas encore été étudiée, à chaque fois que l’on se penche sur un objet, on apprend et on découvre des choses.
M.D. : C’est ça qui est très intéressant pour vous finalement, c’est une chance incroyable !
Absolument ! La légende noire de Thiers et le désintérêt au 20e siècle pour les arts décoratifs asiatiques tardifs ont fait que la collection a été ignorée. Il y a donc de très belles découvertes à faire. Je peux aussi vous annoncer dès maintenant que nous avons identifié parmi nos quatre rouleaux de peinture chinoise un Qingming shanghe tu (La fête Qingming au bord de la rivière) d’époque Qianlong. Il porte tous les sceaux de l’empereur et un poème de sa main. Nos objets ont des histoires riches, des parcours complexes et passionnants. Si vous voulez me demander ce que je fais, à côté de la gestion de collection, je dirais que j’ai un métier d’enquêteur et ça me passionne ! C’est ce qui fait la richesse de ce poste.

M.D. : Si vous deviez choisir une œuvre qui illustre le mieux la collection d’art asiatique du musée du Louvre, laquelle serait-elle ?
Notre chef-d’œuvre reste la bouteille Qianlong (1735-1796) en falangcai, une petite production de porcelaines émaillées réalisées à la Cité Interdite. Mais ce peut être également, dans la même collection Thiers, la coupe de jade moghole portant une inscription de l’empereur Qianlong. C’est un cadeau diplomatique à Qianlong, mais dont l’histoire est encore très incertaine. Ces cadeaux de jades indiens faits à la cour de Chine sont bien listés dans les archives impériales chinoises, mais leur provenance réelle est compliquée à établir. Est-ce que ce sont des cadeaux qui viennent d’Asie Centrale ou bien du Tibet ? Est-ce que ce sont des objets contemporains ou bien des objets plus anciens qui auraient eu plusieurs vies ? Cette dernière hypothèse est celle que je privilégie. La bouteille falangcai, nous parle quant à elle de la présence à la cour des Jésuites qui ont amené une partie de la technique d’émaillerie qui la décore. Ces deux objets sont intéressants en ce qu’ils parlent d’une histoire des pays et des arts qui n’est pas séparée dans des écoles nationales ou dans des isolats géographiques et techniques. Aborder ces objets nous force à repenser les choses, sortir d’un cadre et d’une histoire nationale. C’est un décentrement du regard qui est passionnant.
M.D. : À quand une exposition sur les arts de l’Extrême-Orient au Musée du Louvre ?
Bientôt, bientôt… (sourire)
D.P. : Et une dernière question, quel serait le sujet que vous rêveriez de traiter dans une exposition ces prochaines années ?
Il y a beaucoup de choses…(rires) C’est dur. La collection asiatique de Thiers bien sûr, nos laques japonais. Je pense aussi que les rapports croisés entre la cour des Qing (1644-1912) et l’Europe sont passionnants, qu’ils produisent des œuvres à la fois très belles et très étonnantes.
Pour en savoir plus :
Les collections sont présentées dans les appartements Napoléon III, au département des Objets d’Art du Musée du Louvre.
« Asia at the Louvre », dans Orientations, Volumes 54 – Numéro 1, janvier-février 2023.
« L’Extrême-Orient au Louvre : Regards croisés du Musée sur l’Asie et des visiteurs asiatiques sur les collections du Musée », 16 décembre 2022. Conférence de Pierre Singaravélou, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au King’s College de Londres. Dans le cadre de la Chaire du Louvre 2022 : « Fantômes du Louvre. Les musées disparus du XIXe siècle ».
Image de couverture : Aiguière en jade gris. Chine, époque Qianlong (1735-1796). Collection Rotschild, musée du Louvre. © 2018 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
Entretien réalisé par Marie Degonse et David Pujos