Entretien avec Pauline d’Abrigeon, conservatrice à la Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient

Tokonoma arrive avec un nouveau format ! Pauline d’Abrigeon, conservatrice à la Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient et commissaire de l’exposition « Le secret des couleurs – céramiques de Chine et d’Europe du XVIIIe siècle à nos jours », a bien voulu se prêter au jeu de l’interview. C’est ainsi l’occasion de revenir sur son parcours et de découvrir avec elle l’exposition qui se tient actuellement à Genève jusqu’au 12 février 2023.

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Pauline d’Abrigeon, conservatrice à la Fondation Baur. © Pauline d’Abrigeon

Marie Degonse : Pouvez-vous dans un premier temps nous résumer rapidement votre parcours. Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans les arts de l’Extrême-Orient ? 

P.d’A. : Mon parcours, il a commencé en 2007 à l’École du Louvre par un intérêt très général sur l’histoire de l’art. Cette école offre un grand nombre de spécialités à ses étudiants dès la première année. C’est en voguant un peu d’un cours à un autre que l’histoire de l’art de la Chine est devenue une évidence, choix qui a aussi impliqué un long parcours du combattant pour l’apprentissage du chinois avec un double cursus à l’INALCO [ndlr : Institut national des Langues et civilisations Orientales]. 

Et puis, cette formation s’est poursuivie à Taïwan où j’ai passé quatre ans, en suivant le cursus de l’Université nationale de Taipei dans le département d’histoire de l’art. J’avais à cœur d’apprendre l’histoire de l’art chinois dans la langue [ndlr : Elle poursuit son parcours en thèse à l’École Pratique des Hautes Études depuis 2017].

M.D. : Pouvez-vous nous parler un peu de votre rôle de conservatrice à la Fondation Baur, de cette institution ?

Façade de la Fondation Baur, Genève, © Fondation Baur.

P.d’A. : Je suis conservatrice depuis deux ans à la Fondation, en charge de la collection chinoise. Il faut savoir que la Fondation Baur est le seul musée d’arts d’Extrême-Orient en Suisse, avec quelques 9 000 objets. C’est un musée internationalement connu pour sa collection de céramiques chinoises, véritable  fleuron de la collection et qui occupe les deux premiers niveaux du musée. Nous avons une des plus remarquables collections de céramiques chinoises d’Europe, avec des pièces assez uniques réalisées dans les ateliers impériaux. Publiée dès les années 1970 [ndlr : Ayers John, The Baur Collection, Geneva.  Chinese Ceramics, Collection Baur, Genève, 4 vol.,1974], cette collection s’est positionnée très tôt dans le monde de la recherche en histoire de l’art chinois. 

M.D. : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’organiser cette exposition, « Le Secret des couleurs » ? Est-elle à votre initiative ou vous a t-elle été proposée ?

P.d’A. : Non, le thème de l’exposition était de mon initiative. J’ai eu la chance d’avoir une très grande liberté de la part de ma direction pour la conception [de l’idée première]. Une des seules recommandations était de s’inscrire dans deux évènements autour de la céramique contemporaine qui ont marqué le mois de septembre, le Congrès International de l’AIC (Académie Internationale de la Céramique) dont le 50e congrès avait lieu cette année à Genève, et le Parcours Céramique Carougeois qui a lieu tous les deux ans. L’enjeu était donc d’apporter une ouverture contemporaine à une idée de base, qui était celle de se questionner sur le développement de la couleur sur céramique en Chine et en France

Un des autres éléments qui a contribué au choix de ce thème et au fait de le circonscrire entre la France et la Chine était aussi mon sujet de thèse qui est encore en rédaction. Effectivement, c’est une des parties que je développe dans mon travail doctoral. 

M.D. : Quels sont les principaux objectifs de l’exposition ? Était-ce dans le but de faire découvrir cette quête de la couleur sur porcelaine en Chine et en France ou bien plus largement de faire un panorama des recherches ? 

P.d’A. : Les objectifs sont toujours multiples avec différentes échelles de publics visés. L’exposition pour un musée c’est toujours l’occasion de se replonger sur une partie de ses collections de manière approfondie. En l’occurrence, les porcelaines des toutes premières décennies du XVIIIe siècle, donc principalement d’époque Kangxi (1662-1722) et Yongzheng (1723-1735), étaient pour moi intéressantes. Il se trouve que ces dix dernières années, une recherche foisonnante accompagnée de nombreuses analyses physico-chimiques a vu le jour sur ces sujets-là. Nous avons eu la chance d’accompagner la préparation de cette exposition de plusieurs types d’analyses, avec une intervention à la spectroscopie Raman et au spectromètre à fluorescence X sur une dizaine d’objets, puis au microscope électronique. Nous avons pour cela bénéficié de collaborations très fructueuses avec Philippe Colomban, chercheur émérite au CNRS, ainsi que Meg C. Wang [王竹平] qui nous ont permis de dévoiler le secret des couleurs. Les composantes chimiques des émaux nous disent beaucoup de choses sur les recettes employées et permettent d’interroger l’intervention des Jésuites dans la production de couleurs nouvelles. 

Du point de vue de nos collections, c’était quelque chose de vraiment fabuleux. C’est une chance de pouvoir s’arrêter sur une partie de la collection et de la redécouvrir à l’aune de la recherche récente. 

La couleur en soi, est, il me semble, un thème assez évocateur et  qui peut susciter la curiosité du grand public sans connaissance préalable sur les techniques de la céramique. 

Plat, porcelaine dite coquille d’œuf, décor aux émaux polychromes et à l’or, famille rose, d. 20 cm, Chine, époque Yongzheng (1723-1735), inv. AR 2007-208
© Musee Ariana, Genève, photo Jacques Pugin

M.D. : Qu’elle est l’œuvre qui illustre le plus cette quête, cette recherche de la couleur au sein de l’exposition ? 

P.d’A. : C’est dur ce que vous me demandez (rires). On est tellement entre deux mondes différents entre la Chine du XVIIIe siècle et la France du XIXe siècle, il en faudrait une de chaque ! Pour la partie chinoise, nous avons dans nos collections trois bols qui appartiennent à la toute fin du règne de Kangxi, à une époque où l’on parvient à l’élaboration de cette nouvelle palette. L’un de ces bol placé à l’entrée de l’exposition, est un peu un florilège de toutes ces nouvelles couleurs. Il fait partie des pièces que nous avons analysées et dont on sait qu’elles utilisent ces fameuses nouvelles recettes mises en place durant les dernières décennies du règne de Kangxi. 

Bol à décor de fleurs et de rinceaux végétaux, porcelaine, émaux polychromes sur couverte, d. 12,5 cm, Chine, dynastie Qing, marque et époque Kangxi (1662-1722), Inv. CB-CC-1933-672 © Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient, Genève, photo Marian Gérard

Ce petit bol sur fond jaune à décor de fleurs est réalisé sur commande de l’empereur Kangxi. Sa palette est certainement la plus représentative des nouvelles couleurs élaborées sous son règne avec le bleu sur couverte, le rose, le jaune de Naples à base d’antimoine qui est aussi issu d’une nouvelle recette. La marque, est par ailleurs un indicateur de ce contexte de production extrêmement raffiné: la pièce était réalisée à Jingdezhen, puis envoyée blanche aux ateliers impériaux du Palais à Pékin et peinte à la demande de l’empereur. 

Vase, panse ovoïde et col tubulaire, couverte jaune anguille, étiquette avec la mention : « Vase à large panse couverte jaune anguille », shanyu da dan ping . 鱔魚大膽瓶 3 », porcelaine, H. 34 cm, marque da Qing Tongzhi nian zhi 大清同治年製, dynastie Qing, époque Tongzhi (1861-1875), envoyé à la Manufacture de Sèvres par Anatole Billequin en octobre 1878, Sèvres – Manufacture et Musée nationaux, inv. MNC 8623.1 © RMN-Grand Palais (Sèvres – Manufacture et Musée nationaux) / Stéphane Maréchalle

Pour la section française , nous avons la chance de présenter des pièces inédites, exposées pour la première fois. C’est toute la magie du processus d’exposition que de redécouvrir et de donner à voir de telles œuvres. Nous exposons par exemple un grand vase de couleur jaune anguille. La pièce est assez tardive, elle date du XIXe siècle. Cette œuvre incarne exactement l’esprit de l’exposition, celui de la quête, par la présence de cette étiquette sur la panse. Ce qu’elle nous raconte, c’est la volonté en France de connaître le nom des couleurs chinoises dans la langue. Elle se trouve à la croisée des chemins de trois personnes, d’Anatole Billequin (1836-1894), alors chimiste à Pékin et qui rassemble des objets pour la manufacture de Sèvres, de la personne, sans doute chinoise, qui a écrit l’étiquette pour désigner la pièce et enfin de celui qui va l’interpréter, Édouard Gerspach (1833-1906).

M.D. : On va parler de la scénographie, avec ces petits espaces aménagés avec du mobilier ancien entre les vitrines. Était-ce une volonté d’immerger le visiteur ?

P.d’A. : Oui, nous avons la chance à la Fondation Baur de concevoir les expositions avec une scénographe, Nicole Gérard, qui travaille en interne. Lors du montage de l’exposition, nous avons donc la possibilité de penser les espaces et la disposition jusqu’au dernier moment. La commissaire forme un vrai binôme avec la scénographe qui est à l’origine de toute la conception muséographique sur la base des éléments fourni par le commissariat. Nicole a cet art de sublimer les objets dans l’espace. La scénographie et la conservation sont toujours en dialogue, chaque pôle ayant une vision des choses qui doit se compléter pour être la plus harmonieuse possible. Pour cette exposition nous présentons beaucoup d’objets ! C’était un défi. Nicole Gérard a proposé de créer ces deux ambiances pour essayer de distinguer la partie impériale chinoise de la partie présentant des œuvres faites pour l’exportation avec les émaux de Canton, cela permettait aussi de donner un rythme et des respirations dans l’espace dense de présentation. 

M.D. : Dans la dernière salle, vous avez intégré des recherches plus contemporaines sur la couleur, celles de France Franck et Thomas BohlePourquoi le choix de ces deux artistes ? Qu’est-ce que ces artistes évoquent pour vous ? 

Deux coupes sur pied haut, Fance Franck (1927-2008), Porcelaine de la Manufacture de Sèvres, Décor et fond rouge de cuivre, Gauche : h. 22,7 cm, 1973 ; droite : h. 22,9 cm, 1978 © Atelier Fance Franck, collection Jean d’Albis, photo Nicolas Foucher

P.d’A. : Fance Franck, c’était presque une évidence. Il aurait été difficile de ne pas présenter les œuvres de cette artiste dans une exposition ayant pour thème la couleur, étant donné ses recherches chromatiques sur le rouge de cuivre. La Fondation Baur avait, dans le passé exposé son travail et traduit un de ses articles dans un de ses bulletins annuels [ndlr : Fance Franck, « L’œuvre au rouge, étude de la porcelaine xianhong », Collection Baur, vol. 55, 1993, p. 3‑38]. En plus de son lien avec la Fondation Baur, cette artiste a travaillé en étroite relation avec la manufacture de Sèvres pour ses essais, ce qui était complètement dans la continuité de ce qui est présenté dans les salles précédentes. C’est une chance d’avoir pu exposer des œuvres d’essais qui illustrent ses recherches aussi bien que des pièces plus abouties. 

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Portrait de Thomas Bohle © photo Lucas Breuer

Thomas Bohle : c’est là que commence véritablement le contemporain. C’est un artiste vivant qui était notre artiste invité dans le cadre des deux évènements autour de la céramique contemporaine à Genève que nous avons mentionnés précédemment. La Fondation a depuis longtemps pour tradition d’exposer des artistes vivants et notamment des céramistes, lors du parcours céramique carougeois. Les œuvres de Thomas entrent en résonance avec celles des collections, dans une continuité avec les rouge de cuivre et les couvertes sang de bœuf. C’est un artiste qui nomme ses pièces, je ne sais pas si vous l’avez remarqué sur les cartels ? Plus en fonction des recettes utilisées plutôt qu’en fonction des résultats colorés. Cela peut paraître assez déroutant. (rires) Mais on reste dans cette continuité de recherche d’effets colorés.

M.D. : Quel serait le sujet que vous rêveriez de traiter dans une exposition ces prochaines années ? 

P.d’A. : Chaque exposition est une découverte ! Pour moi c’était une première et c’était important que je m’appuie sur une recherche qui m’était propre et aussi une recherche impliquant de nombreuses collaborations. Toutes les portes qui sont ouvertes et toutes celles qui pourront me faire découvrir de nouvelles choses seront extrêmement excitantes pour moi. 

Pour en savoir plus :

  • Toutes les informations concernant l’exposition sur le site de la Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient. 
  • La Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient est ouverte du mardi au dimanche de 14h à 18h.

Image de couverture : Bol à décor de rinceaux floraux, yangcai 洋彩, porcelaine et émaux polychromes sur couverte, h. 18,5 cm, Chine, Jingdezhen, dynastie Qing, marque et époque Daoguang (1821-1850) Inv. CB-CC-1930-630 © Fondation Baur, musée des arts d’Extrême-Orient, Genève, photo Marian Gérard

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