Dans le cadre de notre partenariat avec l’AFAO, Tokonoma vous propose cette semaine un compte-rendu de la conférence donnée par Julie Robin le 11 avril dernier. Le début du XXe siècle en France et particulièrement à Paris est marqué par un engouement pour les arts chinois. Dans un contexte de fouilles et d’importantes découvertes archéologiques, les amateurs se détournent du japonisme qui a marqué le denier tiers du XIXe siècle et s’ouvrent à des œuvres d’art jusqu’alors méconnues. Le marché de l’art chinois devient ainsi florissant et voit l’émergence de six marchands – C.T Loo, Marie-Madeleine et Léon Wannieck, Adolphe et Edgar Worch et Charles Vignier – véritables personnalités qui vont forger le goût des collectionneurs et entretenir des relations privilégiées avec les institutions muséales. Retour sur six personnalités atypiques.
Une évolution du goût des collectionneurs


La première moitié du XXe siècle est marquée par de grandes découvertes archéologiques en Chine avec notamment le site de Yangshao, célèbre pour sa culture néolithique et la découverte des bronzes de l’Ordos. Dans ce contexte, les marchands parisiens se mettent à importer et proposer dans leurs galeries des pièces anciennes, archaïques, redéfinissant progressivement le goût des collectionneurs. CT Loo, par exemple, marchand d’origine chinoise installé à Paris à partir de 1902, se passionne pour les jades et les bronzes archaïques. Ces derniers sont à l’époque peu présents dans les collections françaises. CT Loo parle lui-même de sa volonté de diffuser le « véritable art chinois ». Le couple Wannieck quant à lui s’installe à Paris à partir de 1909 et suit également cette tendance. Les pièces archéologiques côtoient les oeuvres des époques Song (960-1279) et Han (206 av. NE – 220), prédominantes dans leur enseigne. Enfin, Charles Vignier, ancien poète reconverti en marchand d’art spécialiste des estampes japonaises, détonne par son goût très sûr et singulier. Il est en effet le premier à proposer aux amateurs de la céramique coréenne et de la céramique néolithique chinoise.
Des relations étroites avec les musées

Au début du XXe siècle, les collections muséales parisiennes ne sont composées qu’à 4% d’objets asiatiques. Nos six marchands vont considérablement contribuer à les étoffer, en vendant régulièrement des pièces. La relation entretenue par le couple Wannieck et Henri d’Ardenne de Tizac, conservateur du musée Cernuschi, est tout à fait particulière. Le couple dispose en effet de financements donnés par la ville de Paris afin d’effectuer des missions en Chine et de rapporter des œuvres qui seront ensuite acquises par le musée en utilisant son droit de préemption. Ce sont en tout 502 œuvres issues de la galerie Wannieck qui se trouvent aujourd’hui dans les collections du musée Cernuschi. Henri d’Ardenne de Tizac est également proche d’une autre grande galerie de cette période : la galerie Worch tenue par Adolphe et son neveu Edgar Worch. La vente de la collection Worch en 1913 après séquestre est un événement incontournable pour les collectionneurs d’art chinois. La collection est une véritable révélation à l’époque car elle présente des pièces encore jamais vues en France et qui sont adjugées à des prix hors norme. D’Ardenne de Tizac qui connaît bien le stock de la galerie réalise près de 150 achats pour le musée Cernuschi dont l’une des œuvres emblématiques des collections : celle surnommée la « Tigresse Cernuschi », un vase rituel en bronze de forme you de l’époque des Shang. Enfin, certains marchands, comme C.T Loo, ont effectué des dons d’œuvres aux musées français.

Le cas des bronzes de Liyu est un cas à part dans les acquisitions muséales. Il s’agit d’un ensemble de bronzes archaïques découverts dans le village de Liyu en Chine en mars 1923. Léon Wannieck, présent en Mongolie à ce moment-là, entend parler de la découverte et se rend sur place afin d’acquérir une partie des objets avant qu’ils ne soient complètement dispersés. Il en achète une vingtaine qu’il rapatrie en France où ils connaissent rapidement un large retentissement. En 1934, les bronzes sont exposés au musée de l’Orangerie sous l’impulsion de Marie-Madeleine Wannieck, un événement prétexte à une levée de fond afin de permettre l’acquisition de cet ensemble par les musées nationaux. L’entreprise est un succès et les bronzes peuvent aujourd’hui être admirés au musée national des arts asiatiques – Guimet.
Des personnalités aux méthodes différentes

Chacun de ces galeristes possède des méthodes d’approvisionnement différentes. C.T Loo tire parti de sa nationalité chinoise afin d’acheter des pièces directement sur place. Durant toute sa carrière, il fait de nombreux allers-retours en Chine afin de garder des liens étroits avec ses intermédiaires. Ses expositions organisées chaque automne dans sa pagode de l’avenue Monceau sont des évènements incontournables pour les amateurs d’art chinois qui en reconnaissent la qualité. Les Worch se rendent également en Chine pour se fournir en marchandise et c’est plus précisément Edgar qui se fait l’émissaire de son oncle Adolphe. Grâce à ses connaissances scientifiques pointues, il réussit à acquérir de belles pièces archéologiques en se rendant en Chine. D’autres restent en Europe, se fournissant par le biais d’intermédiaires : c’est le cas de Charles Vignier ! Considéré comme un expert, notamment dans le domaine des estampes japonaises, Vignier est connu pour son travail de vulgarisation, ses catalogues de vente fouillés et ses nombreux ouvrages. Il semble pourtant qu’il ne se soit jamais rendu en Chine ou au Japon.
La première moitié du XXe siècle est un véritable changement de paradigme dans le goût des collectionneurs qui se tournent vers les pièces archéologiques chinoises sous l’impulsion d’un ensemble de marchands parisiens. Les musées français témoignent aujourd’hui de cet engouement et des liens étroits entretenus avec ces prestigieuses galeries.
En savoir plus
- Pour consulter un article écrit par Henri d’Ardenne de Tizac sur la connaissance de l’art chinois.
- Pour lire une fiche d’oeuvre sur les bronzes de Liyu.
- Pour feuilleter le catalogue de la première vente du séquestre Worch.
Image de couverture : Fresque, Asie centrale, VIe siècle, encre et pigments minéraux sur argile, don de CT Loo, Nelson-Atkins Museum of art, Kansas City, 49-23/3. Domaine public.