Léguée en 1936 au Musée des Beaux-Arts de Nancy, la collection Charles Cartier-Bresson comporte plus de 1000 objets extrême-orientaux, essentiellement japonais, parmi lesquels des pièces particulièrement rares et remarquables comme cette sculpture du bodhisattva Jizô, en couverture. Remis en lumière à l’occasion d’une exposition en 2011, le fonds bénéficie désormais d’un espace dans le parcours permanent du musée.
Le goût d’un amateur nancéien

Charles Cartier-Bresson (1852-1921) est né à Paris au sein d’une famille d’industriels du textile. Il s’installe à Nancy en 1890 afin d’être plus proche des usines situées dans les Vosges. C’est dans cette ville qu’il établit son “salon japonais”, écrin pour les collections qu’il assemble au fil des ans. L’intérêt de Cartier-Bresson pour l’Extrême-Orient lui vient sans doute de son beau-frère Paul Brenot (1880-1967). Ce grand collectionneur d’art chinois est alors propriétaire d’un célèbre zun en forme d’éléphant, bien connu des visiteurs du Musée Guimet. Si Brenot a pu offrir certaines œuvres à Cartier-Bresson, l’essentiel de la collection a toutefois été acquis dans des magasins d’antiquités, notamment celui d’Antoine de la Narde, et dans des ventes publiques.
Plusieurs objets bénéficient d’un pedigree, qualité recherchée par cette deuxième génération de collectionneurs français d’art japonais. On trouve ainsi des œuvres ayant appartenu à Philippe Burty, l’un des premiers grands amateurs d’art japonais en France, mais aussi à Edmond de Goncourt ou à Georges Clemenceau. L’ensemble, par son éclectisme, est révélateur du goût européen de la fin du XIXe siècle. En effet, si la grande majorité des œuvres est japonaise, la collection compte plusieurs dizaines d’objets chinois, mais aussi quelques pièces tibétaines ou thaïlandaises. La typologie des œuvres est encore plus variée, allant des armes aux céramiques en passant par les sculptures, les textiles ou encore les jades. Cette diversité se retrouve dans le millier d’œuvres sélectionnées par Madame Cartier-Bresson à la mort de son époux pour être données au Musée des Beaux-Arts.
Laques, masques et peintures sur soie : aperçu des collections japonaises
Le fonds japonais aujourd’hui conservé au musée de Nancy rassemble une centaine d’objets en laque, dont quatorze inrô, des boîtes que l’on suspendait à la ceinture à l’aide d’un cordon maintenu par un netsuke. L’un d’entre eux est signé Shibata Zeshin, grand artiste de l’ère Meiji (1868-1912). L’objet prend la forme d’un pain d’encre orné d’une calligraphie chinoise et d’instruments de musique, tandis que le netsuke imite une pierre à encre. Le rendu illusionniste des craquelures à la surface de l’inrô évoque le goût bien connu de cet artiste pour les trompe-l’œil, et les innovations techniques qu’il a apportées à l’art de la laque au XIXe siècle.
Parmi les objets laqués, la collection regroupe également un ensemble remarquable de vingt masques de théâtre nô, dont certaines œuvres assez rares signées par des artistes de renom. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ces objets précieux sont arrivés en nombre en Europe. En 1868, la chute des shôguns Tokugawa, qui subventionnaient cet art, a en effet contraint les compagnies à vendre leur équipement et a bien failli entraîner la disparition du nô.


Le fonds d’art graphique japonais est lui aussi particulièrement important. Il comprend de nombreuses estampes d’époque Edo (1600-1868), par des artistes majeurs de l’ukiyo-e comme Utagawa Toyoharu, Katsushika Hokusai ou encore Utagawa Hiroshige. La peinture n’est pas en reste, comme en témoigne ce rouleau vertical de Tani Bunchô (1763-1841). Ce dernier est un artiste majeur du nanga (également appelé bunjinga). Ce courant pictural, actif essentiellement au XVIIIe siècle, s’approprie un vocabulaire chinois afin de développer un équivalent japonais de l’école lettrée. L’œuvre est particulièrement caractéristique de ces recherches, puisqu’elle représente les sept sages de la forêt de bambous. Ce thème constitue en Chine un parangon de la peinture lettrée : il évoque un groupe d’hommes du IIIe siècle qui échappaient à la rigidité de la cour en se regroupant pour composer de la poésie, boire ou jouer de la musique.
Marché européen, marché chinois

Le fonds chinois de la collection Cartier-Bresson comporte de beaux exemples de porcelaines, parmi lesquelles plusieurs pièces produites spécifiquement pour le marché européen sous la dynastie Qing (1644-1912). Si l’Occident s’était d’abord pris de passion pour les bleu-et-blanc, ce sont, dès la fin du XVIIe, siècle les “famille rose” et les “famille verte” qui dominent les commandes. Les décors sont dans le goût chinois, mais les formes imitent les modèles envoyés en Chine par les compagnies de commerce européennes.
D’autres objets relèvent eux de traditions plus typiquement chinoises, comme ces luxueux éléments de parure en plumes de martin-pêcheur. Ces pièces étaient particulièrement onéreuses à produire, et demandaient une immense minutie. Les fines plumes, soigneusement sélectionnées sur le dos et les ailes de l’oiseau pour leurs couleurs, sont collées une à une entre des cloisons préalablement soudées à une plaque de métal précieux. La fabrication de ces bijoux, qui dura jusqu’à l’avènement de la République populaire de Chine (1949), finit par causer la disparition du martin-pêcheur sur le territoire…


La collection Charles Cartier-Bresson constitue un aperçu particulièrement complet de ce qu’était le goût d’un collectionneur japoniste à la fin du XIXe siècle, alors que la plupart des collections du même type ont été dispersées à la mort de leur propriétaire. Témoignage de certaines des plus spectaculaires traditions artistiques de l’Extrême-Orient, elle est à découvrir au Musée des Beaux-Arts de Nancy !
Pour en savoir plus :
Se rendre sur le site du musée des Beaux-Arts de Nancy
Claire Stoulig (dir.), Un goût d’Extrême-Orient, collection Charles Cartier-Bresson, Nancy : Musée des Beaux-Arts, 2011.
Image de couverture : Le bodhisattva Jizô Bosatsu, XVIIIe siècle, Japon, bronze, Nancy, musée des Beaux-Arts © Ville de Nancy, P. Buren