De la Chine à l’Asie centrale en passant par l’Inde et le Népal, l’écrivaine-voyageuse suisse Ella Maillart (1902-1997) aura passé une grande partie de sa vie à arpenter les routes d’Asie. Ses livres et photographies témoignent d’une vision singulière et humaniste de l’Autre que nous vous proposons de découvrir.

Image : Justine Veillard.
L’appel de l’Asie
La navigation n’est a priori pas la carrière à laquelle est destinée une jeune femme de bonne famille – qui plus est lorsqu’elle vit dans un pays sans accès vers la mer. C’est pourtant sur l’eau que commencent les voyages d’Ella Maillart. Après une première courte traversée de la Méditerranée, elle rallie Marseille à Athènes, ce qui lui vaut de représenter la Suisse aux épreuves de voile des Jeux olympiques de Paris en 1924 !
Elle quitte la Suisse pour Berlin en 1929, gagnant sa vie en exerçant différents petits métiers : secrétaire, journaliste et même figurante au cinéma ! Mais Ella Maillart ne se sent pas à sa place dans cette Europe où pour la seconde fois en un demi-siècle la guerre menace.
Sa rencontre avec les réfugiés russes de Berlin lui ouvre la perspective d’un voyage en Russie jusqu’au Caucase, qu’elle effectue en 1930. Ce premier voyage aux portes de l’Asie convainc Ella Maillart que c’est sur ce continent qu’elle doit poursuivre sa quête de sens.
« Ce qui était fondamental était de comprendre pourquoi et comment l’Europe avait pareillement déraillé pour faire une civilisation de fous qui s’entretuent tous les 20 ou 30 ans et alors je me suis dit, en allant vers l’Asie centrale, comme on vivait il y a 2 000 ans, peut-être que je comprendrais ce que nous avons fait comme erreur »
Ella Maillart, propos recueillis lors d’un entretien pour la chaîne France 3, 1977.
La découverte de la Chine
Le succès de son premier livre, Parmi la jeunesse russe, tiré de son voyage en Russie, lui permet de repartir vers l’Asie en 1932. Son but cette fois est de parcourir l’Asie centrale jusqu’aux Monts Tienshan, les « monts célestes » chinois qui bordent le nord du désert du Taklamakan. Pour ce faire, Ella Maillart voyage en suivant le tracé de l’une des anciennes Route de la Soie, qui reliaient l’Asie et l’Europe. Ce voyage, relaté dans Des monts célestes aux sables rouges, s’arrête peu avant la frontière chinoise, faute du visa d’entrée nécessaire.

Image : Justine Veillard
Mais il ne s’agit que d’un premier rendez-vous manqué avec la Chine. Deux ans plus tard, en 1934, Ella Maillart parvient à convaincre le journal Le Petit Parisien de l’envoyer pour une série de reportages au Mandchoukouo, cet état fantoche fondé par le Japon après l’invasion de la Mandchourie par les troupes impériales nippones. Les articles d’Ella Maillart, illustrés de ses photographies, mêlent analyses géopolitiques, impressions personnelles et recueil de témoignages.
Ayant à cœur de faire comprendre au lecteur occidental la situation géopolitique chinoise, Ella Maillart se rend ensuite à Pékin afin d’obtenir l’autorisation de rallier ce qu’on appelle alors le Turkestan chinois (actuel Xingjiang). La région s’est soulevée contre le pouvoir central et reste depuis interdite d’accès. Au cours de son séjour à Pékin, Ella Maillart rencontre le Britannique Peter Flemming, envoyé du Times… et occasionnellement espion.
Oasis interdites
Devant le refus des autorités de délivrer l’autorisation nécessaire au voyage, Ella Maillart et Peter Flemming décident de traverser clandestinement la Chine d’est en ouest avant de franchir les monts Karakorum et d’atteindre le Cachemire indien. L’itinéraire qu’ils empruntent est si dangereux que les autorités n’ont même pas songé à l’interdire !

Image : Justine Veillard.
Au cours de ce périple de plus de 7000 kilomètres qui s’étale de janvier à septembre 1935, Ella Maillart observe, note, photographie. Ses images ainsi que le récit de cette épopée, Oasis interdites, offrent un regard sensible, empreint de curiosité et de respect, sur des régions de Chine rarement visitées par les voyageurs occidentaux. Au contraire d’un Peter Flemming qui ne veut rien tant que de regagner Londres au plus vite, Ella Maillart parle d’un « voyage où il ne se passe rien, mais ce rien [la] comblera toute [sa] vie ».
Le voyage intérieur
Ella Maillart voyage par la suite en Turquie et en Iran. C’est en Afghanistan qu’elle apprend le début de la Seconde guerre mondiale. Face à cette Europe qui sombre dans la barbarie nazie, l’Asie lui offre une fois de plus un refuge. Ella Maillart passe les cinq années de guerre dans le sud de l’Inde, se consacrant à la recherche de la sagesse auprès du maître Ramana Maharshi.
Cette quête intérieure ne signe toutefois pas la fin de son besoin de voyager, pas plus que son installation dans le petit village suisse de Chandolin en 1948. A partir des années 1950, c’est en tant que guide qu’elle officie, menant de petits groupes de voyageurs à travers l’Inde, le Népal et d’autres pays d’Asie. Sa démarche, ancêtre du « tourisme lent » en vogue aujourd’hui, est bien éloignée du tourisme de masse qui émerge à partir des années 1970.
Aux plus sédentaires, Ella Maillart lègue ses récits de voyage et ses photographies. Ce fonds de plus de 1800 clichés est aujourd’hui conservé au Musée Elysée Photo de Lausanne (anciennement Musée de l’Elysée), dont la réouverture après travaux aura lieu en juin 2022 : l’occasion de mieux connaître l’œuvre de cette passionnée de l’Asie, dont le regard garde aujourd’hui toute sa pertinence.
Pour aller plus loin
MAILLART Ella, Des Monts Célestes aux Sables Rouges, Paris, éditions Payot, collection « Petite bibliothèque Payot Voyageurs », 1934 (réédition de 2017).
MAILLART Ella, Oasis interdites – de Pékin au Cachemire, Paris, éditions Payot, collection « Petite bibliothèque Payot Voyageurs », 1937 (réédition de 2002).
FLEMMING Peter, Courrier de Tartarie, Paris, éditions Phébus, collection « Libretto », 1935 (réédition en 1989).
WEBER Olivier, Je suis de nulle part : sur les traces d’Ella Maillart, Paris, éditions Payot, 2003.
Site du Musée Elysée Photo de Lausanne : elysee.ch
Site de l’Espace Ella Maillart, qui abrite une exposition permanente sur la vie d’Ella Maillart à Chandolin : www.ellamaillart.ch
Image de couverture : Ella Maillart photographiée par Anne-Marie Schwarzenbach à côté de sa Ford © Public domain (Swiss National Library)