Camille Scheiblin
Le jade mis à l’honneur à la Fondation Baur
L’exposition Genèse de l’empire céleste : dragons, phénix et autres chimères s’est tenue à la Fondation Baur à Genève du 11 novembre 2020 au 23 mai 2021. Elle présente une des plus belles collections de jades chinois du couple américain Sam et Myrna Myers. Avec le concours scientifique de M. Jean-Paul Desroches, commissaire d’exposition invité, le parcours propose une étude de l’évolution de la fonction du jade depuis le Néolithique jusqu’à la dynastie des Ming (1368 – 1644), afin de montrer comment l’on comprenait en Chine la création du monde à travers l’usage de ce matériau. Le jade, yu en chinois, est un terme générique qui désigne plusieurs types de pierres, dont la jadéite, la néphrite et la malachite.
Cette exposition nous donne ici l’opportunité de revenir sur l’une des pièces exposées : un disque bi en jade à décor des quatre directions cardinales de 15,7 centimètres de diamètre, daté des Six Dynasties (220 – 618).

Ce qui fait l’unicité de cette pièce issue de la collection Myers est évidemment le travail en relief de quatre animaux qui s’entremêlent dans un jeu d’équilibre et de mouvement saisissant. Chacun est associé à différents éléments, dont les directions cardinales : le dragon vert qinglong pour l’Est, l’oiseau rouge zhuque pour le Sud, le tigre blanc baihu pour l’Ouest et la tortue noire enlacée par un serpent xuanwu pour le Nord. Cette organisation zodiacale, qui est une référence aux croyances célestes ancestrales, remonte en Chine au milieu du premier millénaire avant notre ère et est notamment citée dans le Livre des rites (Liji). L’association d’un animal à une couleur, une direction et un élément se cristallise ensuite sous les Han Occidentaux (206 av. J.-C. – 9 ap. J.-C.) et se popularise dans la société à travers les rites funéraires et le feng shui par exemple. On les retrouve bien sûr dans d’autres aires culturelles, comme en Corée ou au Japon.
Un décor aux références célestes et ancestrales
De tous les objets archaïques chinois, il est certain que le disque bi est sans doute l’un des mieux documentés. Il est présent depuis le Néolithique et jusqu’aux périodes récentes. Objet symbolique, magique, religieux ou de prestige, on ne sait en fait pas grand-chose de sa fonction véritable. Sa forme reste pratiquement identique, elle n’a que très peu évolué dans le temps. C’est un disque au centre duquel est creusé par abrasements successifs une ouverture circulaire.

Dans la Chine impériale, ces quatre créatures célestes étaient régulièrement invoquées par le souverain afin de maintenir l’ordre de l’univers. En effet, en Chine, le roi ou l’Empereur, en fonction des périodes, possède le titre de « Fils du Ciel » : il est le garant de l’équilibre de l’univers à partir du moment où il accède au trône. Les quatre divinités célestes sont ainsi les gardiennes de cette stabilité : elles garantissent l’harmonie de tous les éléments naturels et sociaux qui assurent la prospérité d’un Empire, tels que la fertilité de sa population et de ses récoltes. Le ciel a une place très importante au sein de la vision du monde dans la Chine ancienne : les textes anciens y font référence fréquemment, comme dans le « Traité du ciel » rédigé par Sima Qian dans les Mémoires Historiques au IIe siècle avant notre ère. Il est le reflet de l’Empire présent sur terre : au centre se trouve le Pôle Nord céleste qui représente le siège de l’Empereur, ainsi que la Cité Pourpre céleste, matérialisée sur terre par la Cité Interdite autour de celui-ci.
Le jade : matériau de prestige
Le disque bi faisant l’objet de cet article a été façonné en jade : c’est une pierre cristallisée de haute importance en Chine et qui est considérée comme sacrée. Elle est symbole de pureté, d’immortalité et de beauté. C’est un matériau très rare et onéreux faisant l’objet d’admiration et d’échanges commerciaux depuis le Néolithique. Différents usages et propriétés furent associés au jade et ont évolué au fil des siècles : un usage rituel (notamment à travers le disque bi), funéraire, ornemental, décoratif ou bien encore utilitaire. Toutes ses qualités esthétiques ont été associées à des qualités morales confucéennes, comme cela est évoqué dans le Shuowenjiezi où Xu Shen décrit le jade de cette manière :
« (…) Il y a de la chaleur dans son éclat ; c’est la qualité de la gentillesse ; son intérieur doux peut être perçu de l’extérieur, révélant la bonté qu’il renferme ; c’est la qualité de la droiture ; son son est tranquille et fort et se projette loin ; c’est la qualité de la sagesse ; il peut être cassé mais ne peut être tordu ; c’est la qualité du courage ; ses angles pointus ne sont pas faits pour la violence ; c’est la qualité de la pureté ».

L’intemporalité du disque bi

Des textes datés de la dynastie Zhou (1046 – 256 av. J.-C.) spécifient l’utilisation du disque bi dans des contextes rituels : ils sont employés lors de cérémonies royales (funérailles, investitures) et peuvent également être placés dans les fleuves afin de rendre leurs eaux plus pures. Le disque bi agit ici comme un marqueur social, en plus de sa mission de protection du défunt dans l’au-delà. Par la suite, la production d’objets en jade rituels dont les bi mais aussi les cong s’est poursuivie et leur usage s’est systématisé. Le bi est souvent associé au ciel, tandis que le cong, à l’aspect tubulaire carré de l’extérieur et circulaire de l’intérieur est associé à la terre. En astronomie, ils serviraient à influencer les mouvements de certaines planètes, toujours dans le but de maintenir l’équilibre de l’univers.
Le disque bi conserve sa fonction magique et rituelle dans les siècles postérieurs, tout en devenant aussi un objet de prestige. Décoré, serti d’autres éléments ou encore placé sur un pied en bronze, on le retrouve autant dans les tombes que dans les grandes demeures royales et princières. C’est justement ce qui fait l’intérêt de cette pièce, où l’artisan réalise un travail saisissant de finesse rarement égalée pour l’époque, tout en conservant la valeur cosmique et rituelle d’un disque déjà plurimillénaire par son aspect.
En savoir plus
L’exposition est actuellement visible au musée départemental des arts asiatiques de Nice, en collaboration avec lequel elle a été réalisée en collaboration.
Desroches Jean-Paul, Genèse de l’empire céleste : Dragons, phénix et autres chimères. Catalogue d’exposition. Paris, Liénart éditions, 2020, 296 p.
Gieseler G. « Le jade dans le culte et les rites funéraires en Chine sous les dynasties Tcheou et Han ». Revue Archéologique, vol. 4, 1916, pp. 61-118. JSTOR, www.jstor.org/stable/41024329
Hentze Carl, « Les Jades archaïques en Chine ». Artibus Asiae, vol. 3, 1928 – 1929, pp. 96 – 110. JSTOR, https://www.jstor.org/stable/3247850?seq=1
Photo de couverture : Disque bi, Chine, période des Six Dynasties ( 220-618), jade, D. : 15,7 cm © Collection Sam Myers, Photo : Thierry Ollivier
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