Charlotte Perriand et le Japon : le dialogue des cultures (3/3)

Son premier voyage au Japon en 1941 marque un tournant dans la carrière de Charlotte Perriand. Nous avons vu les leçons que l’artiste retient de l’artisanat japonais et sa découverte du bambou. De retour en France après la Seconde Guerre mondiale, elle continue à participer à des projets associés au Japon et ce d’autant plus que son mariage avec Jacques Martin, directeur d’Air France, favorise ses voyages.

Fusion de l’art moderne européen et de la culture traditionnelle japonaise : « Pour une synthèse des arts »

Charlotte Perriand retourne au Japon en 1953 avec de grandes ambitions : réaliser une exposition faisant dialoguer du mobilier nippon avec des œuvres modernes comme celles de Joan Miro, d’Alexandre Calder et de Pablo Picasso. Mais, quand l’exposition « Pour un synthèse des arts » s’ouvre en 1955, aux côtés de ses œuvres, il n’y a aucune pièce de mobilier japonais et seulement des œuvres de Fernand Léger et Le Corbusier, ses collaborateurs. Ce changement s’explique : la crise économique qui frappe le Japon l’empêche de mener à bien sa collaboration avec les artistes et artisans japonais et de faire venir des œuvres de Paris.

La scénographie de l’exposition montre l’assimilation des leçons issues de son premier voyage : importance du vide, rangements situés contre le mur, mobilier modulable, réflexion sur la séparation des espaces, usage de matériaux naturels et fluidité des circulations. Les contrastes entre les couleurs, leur équilibre et leur nombre réduit (noir, rouge, blanc) témoignent de sa sensibilité au concept asiatique du feng shui 風水 – aménagement intérieur favorisant le bien-être et l’épanouissement. Charlotte Perriand demande également à une Japonaise de venir en kimono lors de l’ouverture.

Photographies de l’exposition « Pour une synthèse des arts », Tokyo, 1955. Le mobilier est réalisé par Charlotte Perriand (avec l’aide de Jean Prouvé et de la Galerie Steph Simon) et les œuvres murales sont de Le Corbusier (tapisserie) et de Fernand Léger. Crédit photo : Betty Parois.

La pièce iconique de cette exposition est la Chaise ombre, dont les inspirations viennent tout autant de l’art moderne européen que de la culture japonaise. La forme de la chaise rappelle l’art de l’origami et dessine un idéogramme qui, associé à la couleur noire, renvoie à la calligraphie. Le nom de la chaise n’est pas non plus anodin. Le terme « ombre » est une référence au théâtre d’ombre et au théâtre bunraku, où les marionnettistes se dissimulent sous des vêtements noirs, mais aussi à l’essai d’esthétique japonais L’éloge de l’ombre de Jun’ichirô Tanizaki (1933). Les bouts courbés des pieds et de l’assise ne sont pas sans rappeler les toits des temples japonais. Enfin, par son inscription dans l’espace, cette chaise peut être rapprochée des théories du yin et du yang. La Chaise ombre révèle également l’influence de l’art moderne européen comme celui de Pierre Soulages, qui s’intéresse aux tracés et à l’équilibre entre le noir et le blanc, ou celui d’Alexandre Calder qui utilise l’esthétique des ombres dans ses mobiles.

Chaise Ombre, Charlotte Perriand, 1954, bois laqué noir, contreplaqué cintré, musée des Arts décoratifs, Paris. Crédit photo : Betty Parois.

La réalisation même de cette chaise témoigne de la volonté de Charlotte Perriand d’unir la production industrielle et l’artisanat japonais. Le vernis noir évoque la laque ; la forme est obtenue par la technique du bois cintré que la firme japonaise Tendo parvient à réaliser grâce à une machine américaine.

Les agences Air France

Cette fusion des deux cultures se retrouve dans plusieurs de ses créations telles que les agences Air France (1959-60) de Tokyo et d’Osaka. Dans l’agence Air France de Tokyo, Charlotte Perriand décide de reprendre le concept de feng shui : l’agence est conçue comme un véritable lieu de sérénité au sein du quartier de Ginza, un quartier bruyant et visuellement chargé (enseignes lumineuses, publicités…). Ses murs noirs, hermétiques à l’agitation extérieure, la transforment en une gigantesque boîte de laque. En adaptant au monde du travail les principes issus de son premier voyage, Charlotte Perriand est la première à créer un open space dans lequel les circulations sont facilitées par les rangements et les décorations repoussés contre les murs. Le mur cinétique comprenant une photographie aérienne de la banquise, est chargé de sens : il symbolise l’ouverture de la ligne aérienne Paris/Tokyo passant par le Nord mais aussi les bombardements atomiques sur le Japon. Dans cet espace, trônent pourtant des meubles icôniques du design européen : la chaise tulipe d’Eeri Saarinen et les chaises de Charles et Ray Eames (chaises DSR et fauteuils DAR).

Agence Air France de Tokyo,  Charlotte Perriand, 1960, Tokyo (Japon). Crédit photo : Betty Parois.               

Amener la culture traditionnelle japonaise à Paris

Ses recherches sont transposées à Paris dans l’appartement de l’ambassadeur du Japon à Paris (1965-70) où elle travaille en étroite collaboration avec son ami et architecte Junzô Sakakura, qui applique les théories de Le Corbusier. Le mobilier est moderne mais organisé selon des principes japonais : il est minimaliste, adaptable (fauteuils combinables) ou contre le mur (banquette) et l’espace est modulable (fines cloisons coulissantes). Le rapport entre l’intérieur et l’extérieur est aussi magnifié par des baies vitrées, parfois recouvertes, comme dans le vestiaire, d’une claustra rythmant l’espace et évoquant les paravents. Les luminaires et les éléments décoratifs sont confiés à des artistes japonais : la sculpture totémique en bois de l’entrée est réalisée par Sofû Teshigahara et les terres-cuites émaillées par Hisao Dômoto.

Résidence de l’ambassadeur du Japon, Charlotte Perriand et Junzô Sakakura, 1966-1970, Paris (Grand salon, entrée et vestiaire). Crédit photo : Betty Parois.

Ces deux réalisations s’inscrivent dans un contexte de liens privilégiés entre le Japon et la France incarnés par exemple par le film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais (scénario de Marguerite Duras) sorti en 1960 ou encore par une exposition au musée Cernuschi sur les liens entre Orient et Occident.

Il est toujours complexe pour un étranger ou une étrangère de comprendre en profondeur l’âme japonaise. Pourtant, Charlotte Perriand a su s’imprégner de la culture et des valeurs traditionnelles japonaises : le sens de la nature, la qualité des matériaux et des pratiques artisanales, l’organisation subtile et parfaite du mode de vie. « De tous les Occidentaux qui ont travaillé au Japon, c’est probablement elle qui a eu la plus grande influence sur le monde du design japonais » affirme le designer Sôri Yanagi, dans un texte datant du début des années 1960.

Pour en savoir plus :

  • Sur Charlotte Perriand : Jacques Barsac, Sébastien Cherruet, Pernette Perriand, (dir.), Le monde nouveau de Charlotte Perriand, catalogue d’exposition, Paris : ed. Fondation Louis Vuitton et Gallimard, 2019.
  • Sur Charlotte Perriand et le Japon : Jacques Barsac, Charlotte Perriand et le Japon, Paris : ed. Norma, 2008.
  • BD sur Charlotte Perriand au Japon : Charles Berberian, Charlotte Perriand, une architecte française au Japon (1940-42), éditions du Chêne, 2019
  • Sur Junzo Sakakura.

Photo de couverture : Reconstitution de l’exposition « Pour une synthèse des arts » à la Fondation Louis Vuitton en 2019 . Crédit photo : licence CC.

Toutes les photos notées « crédit photo Betty Parois » sont des photographies du catalogue d’exposition Jacques Barsac, Sébastien Cherruet, Pernette Perriand, (dir.), Le monde nouveau de Charlotte Perriand, catalogue d’exposition, Paris : ed. Fondation Louis Vuitton et Gallimard, 2019.

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