La photographie, inventée en 1839, se répand peu à peu dans le monde au gré des voyages et du commerce. Dans un premier article, nous avons vu quelques exemples d’Européens et d’Etats-uniens pionniers de la photographie en Asie. Il est temps de s’intéresser aux photographes locaux qui ont investi et expérimenté la nouvelle technique avant de se professionnaliser.
Les premiers photographes asiatiques ont bénéficié la plupart du temps de l’enseignement d’étrangers, notamment dans les pays les plus ouverts politiquement et économiquement vers l’Ouest.
Mais l’adoption de la photographie dans un pays dépend aussi des intérêts et des goûts locaux. Des amateurs de sciences et de modernité ont dépassé les croyances populaires (comme en Europe, on craignait qu’elle ne capture l’âme) et la difficulté des prises de vues. Des souverains et des seigneurs ont encouragé les recherches et la production, tandis que des savants et des artistes ont rapidement réalisé des images.
Un mécène royal : le roi Rama IV et la photographie au royaume de Siam

L’action du roi Mongkut, ou Rama IV (1804-1868), pour la photographie témoigne du rôle des cours royales dans la diffusion et l’adoption du médium.
En effet, le souverain du royaume du Siam (actuelle Thaïlande) s’est pris de passion pour le procédé suite aux démonstrations de deux missionnaires français. À son accession au trône en 1851, il décide de faire former de jeunes Siamois et de produire des photos.
Parmi eux, on compte l’un des premiers professionnels du pays, Francis Chit (1830-1891). Il réalise de nombreux portraits de l’aristocratie et, grâce au patronage du roi, attire de nombreux clients dans son studio.
L’intérêt pionnier des daimyô du Japon

Au Japon, des seigneurs se prennent d’intérêt pour la nouvelle invention qu’ils découvrent par les Hollandais, les seuls étrangers alors tolérés dans le pays.
Shimazu Nariakira (1809 – 1858), daimyô du domaine de Satsuma, achète en 1849 la première chambre daguerréotype importée sur l’île. Il fait appel à des spécialistes des rangaku (« études néerlandaises » ou « études occidentales ») pour percer les secrets de cette nouvelle technique. Ses hommes n’obtiennent une photographie réussie qu’en 1857 ! Il s’agit d’un portrait du daimyô. Il constitue la première photographie connue prise par un Japonais.
L’exemple japonais permet de nuancer l’idée selon laquelle la diffusion de la photographie serait uniquement liée à la présence d’occidentaux sur le territoire.
Professionnalisation des photographes : le studio florissant de Lai Fong
Peu à peu, avec une connaissance et un intérêt croissant pour le médium, des photographes locaux se professionnalisent. Le studio Afong ouvert à Hong Kong à la fin des années 1860 est un bon exemple d’une grande réussite commerciale, à la fois auprès des étrangers et des Chinois.
Son fondateur Lai Fong (1839 – 1890) était un talentueux photographe de portraits et de paysages et savait aussi s’entourer de photographes occidentaux qui ont aidé au développement de son atelier.

Une clientèle en développement mais encore très occidentale

La clientèle reste assez restreinte car seuls les étrangers et les membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie locale ont les moyens de se payer des photographies. En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la photographie a un prix élevé, notamment à cause de la rareté et de la préciosité des matériaux nécessaires.
C’est pourquoi les studios ouvrent dans les lieux où se sont installés des Occidentaux, par exemple à Yokohama ou à Nagasaki au Japon. On y trouve les studios de deux pionniers de la photographie japonaise, Shimooka Renjo (1823-1914) et Ueno Hikoma (1838-1904), tous deux ouverts en 1862.
De nouveaux usages de la photographie : le Viêt-Nam et les portraits d’ancêtres
Au Viêt-Nam le premier studio commercial, ouvert en 1869 à Hanoï par Dang Huy Tru (1825 – 1874), trouve une clientèle locale en s’intégrant dans les pratiques religieuses traditionnelles.
Cet officiel de la dynastie Nguyen rapporte en 1868 du matériel photographique et la connaissance de la technique depuis Hong Kong. Il ouvre alors son studio nommé Cam Hieu Duong ou Chemin de la piété filiale. Ce nom, très spirituel pour un commerce de photographie, s’explique par la destination cultuelle des photographies au Viêt-Nam. En effet, dans le pays, dès le début, la photo est tournée vers les portraits familiaux qui iront ensuite orner les autels des ancêtres.

Ces quelques exemples mettent en avant le rôle clé de mécènes et praticiens qui se sont emparés de cette nouvelle technologie venue de l’Ouest dans la seconde moitié du XIXe siècle. En quelques décennies, ils l’ont expérimentée et adoptée, jusqu’à son implantation durable marquée par la multiplication des photographes et des studios commerciaux.
Ce (trop) rapide aperçu des grands mécanismes de diffusion de la photographie ne doit pas faire oublier la richesse et la spécificité des histoires nationales et des pratiques individuelles !
En savoir plus :
- Sur l’Asie en général :
- Jerôme Ghesquière, L’Asie des photographes, Paris, Réunion des musées nationaux, 2018 & La photographie ancienne en Asie, Paris, Scala, 2016.
- Carmen Pérez González, « Des caméras en Asie : pratiques locales de la photographie » dans Christine Barthe, Ouvrir l’album du monde, Paris, les presses du réel, 2019.
- Sur le Japon :
- Terry Bennet, Photography in Japan, 1853 – 1912, 2006.
- Estèbe Claude, Les premiers ateliers de photographies japonais, 1859-1872, Etudes photographiques, décembre 2006, n°19, p4 – 27.
- Sur la Chine :
- Terry Bennet, Photography in China, 1842 – 1860, 2009 .
Image de couverture : Lai Afong, Portrait d’un officiel, vers 1870, tirage à l’albumine. Loewentheil Photography of China Collection. Domaine public.