Du continent à l’archipel : le périple des feuilles de thé

Comme l’a écrit le moine Eisai au XIIe siècle, « Le thé est le secret pour une vie longue » (extrait du Kissa Yōjōki). Cette boisson mondialement connue est généralement préparée en infusant les feuilles séchées du théier. Nous vous proposons aujourd’hui de retracer le périple du thé, depuis le continent vers l’archipel nippon, afin de comprendre comment il s’est implanté dans la culture japonaise.

Une timide introduction sur l’archipel

Statue de Lù Yǔ rédigeant le Classique du thé, bronze – Libre de droits

Le théier est un arbuste originaire de l’Himalaya. Si la date exacte de sa domestication est inconnue, il est possible de la situer autour du IIe millénaire avant notre ère ! La consommation du thé, reconnu pour ses valeurs thérapeutiques, gagne le territoire chinois en s’implantant d’abord dans les régions du sud de la Chine. L’ Ěr yā , le plus ancien dictionnaire chinois connu à ce jour (IVe- siècle av. J.-C.), offre l’une des attestations les plus reculées de la consommation du thé. Ce breuvage se popularise sous la dynastie Tang (618-907)…   C’est d’ailleurs à cette époque que Lù Yǔ rédige le tout premier ouvrage au monde ayant pour sujet le thé, le fameux Classique du thé  (Chájīng) !

Portrait de Kichijôten, couleurs sur chanvre, VIIIe siècle, Yakushi-ji, Nara – Domaine public. Elle arbore le costume et le visage rond caractéristiques de la période Tang.

En parallèle, la brillante cour des Tang devient la référence pour le Japon de l’époque Nara (710-794) ! Tout ce qui provient de l’empire Tang fait l’objet d’un véritable engouement. Il est possible que le thé ait fait ses premiers pas, discrets, sur l’archipel nippon à cette période.

L’influence chinoise se poursuit au début de la période suivante, Heian (794-1185). Les moines bouddhistes entreprennent des voyages initiatiques sur le continent afin de rapporter les tantra, textes du bouddhisme Vajrayana, sur leur terre natale. La tradition prête à Saichō, fondateur de la branche Tendai, le mérite d’avoir rapporté de son voyage les premières graines de théier : il amorce ainsi la culture du thé au Japon ! Mais ses premiers pas sont balayés par les réalités politiques. En 894, le Japon se replie sur une culture nationale. La disgrâce de la culture chinoise entraîne avec elle les tentatives amorcées d’introduction du thé.

Le courant zen et l’apothéose du thé

Il faut attendre trois siècles avant qu’une nouvelle chance ne soit donnée au thé et à ses vertus. L’époque Kamakura (1185-1333) marque l’entrée du Japon dans sa période « féodale ». Le pays est dirigé par un pouvoir bicéphale : l’empereur détient le pouvoir religieux et l’aura sacrée due à son ascendance divine ; le shogun détient quant à lui les pleins pouvoirs militaires et politiques. Pour rompre avec la culture impériale, la classe militaire favorise la branche bouddhique Zen. Cette dernière prône la simplicité, le calme, la symbiose de l’âme avec la nature et l’affranchissement des passions.

Portrait de Daruma (Bodhidharma), avant 1278, coulerus sur soie, Kōgaku-ji – Domaine public

Or, comme le souligne le moine Musō Sōseki (1275-1351), grand fondateur de temples zen à Kyōto, « Le thé et le zen ne font qu’un ». Un mythe attribue l’implantation du thé en Chine par le fondateur de la branche Chán (l’appellation du Zen en Chine), Bodhidharma : s’étant juré de ne pas s’endormir pendant sept ans pour méditer, il se trancha les paupières de rage après s’être assoupi… en tombant sur le sol, elles se changèrent en feuilles de thé ! De plus, différents éléments contenus dans les feuilles de thé agissent sur le corps pour soutenir le pratiquant zen dans la poursuite de ses objectifs : la théanine stimule la concentration de sérotonine (qui gère les humeurs et procure une sensation de bonheur) et de dopamine (la fameuse « hormone du bonheur ») ! Elle augmente également la concentration.

Portrait de Sen no Rikyū, 1566, Masaki Art Museum, Osaka – Domaine public

Le moine Eisai (1141-1215), fondateur de la secte zen Rinzai, rapporte des graines de théier de son voyage en Chine et vante activement les mérites du thé : c’est le début de la grande aventure du thé au Japon ! Il infuse l’intégralité de la classe dirigeante des samouraïs et sa consommation se développe, se codifie et s’ancre durablement dans la culture japonaise. Cet engouement connait son apogée avec le maître du thé Sen no Rikyū (1522-1591), qui instaure, à l’époque Momoyama (1573-1603), la cérémonie du thé (ou « chanoyu« ) dans sa forme la plus complexe. L’univers du thé est à l’origine d’un art et d’une esthétique qui lui sont propres : la céramique et les laques pour les ustensiles, la peinture, les compositions florales, la vannerie ou encore la gastronomie. Trois écoles ont transmis jusqu’à nos jours les enseignements du maître : les branches Omotesenke, Urasenke et Mushakōsenke.

Malgré des débuts hésitants sur l’archipel japonais, l’époque « féodale » et le rayonnement du zen ont lié le destin de la culture japonaise à cette plante venue des piémonts de l’Himalaya… et de façon durable !  De nos jours, le thé est la boisson la plus consommée au Japon. La saveur si particulière du thé matcha envahit d’ailleurs la gastronomie de tous les pays et ouvre au thé de nouvelles perspectives. L’histoire n’est donc pas terminée…

En savoir plus

  • Eisai, Kissa Yōjōki : Premier traité japonais sur le thé (deuxième moitié du XIIe siècle)
  • Lù Yǔ, Le Classique du thé (760-780)
  • Erling Hoh, Victor H. Mair, The True history of Tea (2009)
  • Jennifer Lea Anderson, An Introduction to Japanese Tea Ritual (1991)
  • Un petit dossier introductif sur le thé et sa préparation.
  • Le Musée des Arts Asiatiques – Guimet propose des ateliers du thé pour découvrir deux des principales écoles de cérémonie du thé : Omotesenke et Urasenke

Image de couverture : « Mariko, célèbre maison de thé (21e station) », Cinquante-trois stations du Tokaido, Hiroshige, 1833-1834 – Domaine public

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