Katsushika Ôi : sur les traces de « Miss Hokusai »

Si les artistes japonaises contemporaines jouissent aujourd’hui d’une renommée internationale, les femmes artistes nipponnes ayant vécu avant 1900 restent moins connues. Elles ont toutefois été remises en lumière ces dernières années, par le biais d’expositions mais aussi grâce à la culture populaire : parmi elles, Katsushika Ôi (v. 1800 – 1880 ? ).

C’est d’abord la mangaka et historienne Sugihura Hinako (1958-2005) qui fait sortir Katsushika Ôi de l’ombre : de 1983 à 1987, elle lui consacre son manga Sarusuberi ( littéralement « lilas d’été », plante symbolisant la vitalité de l’ukiyo-e).

Le manga est adapté au cinéma en 2015 par Keiichi Hara sous le titre Miss Hokusai. Le film permet cette fois au grand public occidental de découvrir cette peintre et dessinatrice, fille et élève du célèbre Katsushika Hokusai (1760-1849). La construction en épisode de la trame du manga et du film indiquent le caractère lacunaire de la biographie de l’artiste.

Dans l’ombre d’Hokusai

De son vrai nom Katsushika Eijo, Ôi naît vers 1800 du second mariage de Hokusai. Elle est très vite formée à la peinture au sein de l’atelier de son père, tout comme ses sœurs : on attend d’elles qu’elles se rendent utiles avant leur mariage. Les convenances de l’époque leur interdisant de se former à un métier hors de la maison, elles assistent leur père, aux côtés des autres élèves de celui-ci. C’est d’ailleurs l’un d’entre eux, Tsutsumi Tômei (actif vers 1804 – 1830) qu’Ôi épouse en 1824. Elle quitte alors l’atelier d’Hokusai.

Elle y revient trois ans plus tard, après son divorce – la rumeur veut qu’elle aurait un peu trop souvent souligné la médiocrité de peintre de son époux ! – et y restera jusqu’à la mort d’Hokusai en 1849. Ôi prend soin de l’artiste devenu veuf en 1824 et l’assiste dans la réalisation de peintures, estampes et livres illustrés.

Une artiste reconnue

Parallèlement, Ôi mène une carrière d’artiste professionnelle indépendante, sans renier toutefois son lien avec Hokusai – ce pour des raisons aussi bien filiales qu’économiques, du fait de la renommée de celui-ci. Ce lien est notamment visible dans son nom d’artiste, Ôi  (littéralement « Hé toi »), interjection familière utilisée à son égard par son père. Elle en retourne l’impolitesse en utilisant pour l’écrire les caractères signifiant « Fidèle à Iitsu » – Iitsu étant le nom utilisé par Hokusai de ses 60 à ses 80 ans.

On sait qu’Hokusai reconnaissait le talent de sa fille, notamment pour ses bijin-ga (« images de belles femmes ») : « Quand il faut peindre les belles femmes, je ne peux rivaliser avec elle – elle est talentueuse et experte dans les aspects techniques de la peinture ». Le peintre Keisai Eisen (1790 – 1848) témoigne lui de la renommée dont Ôi bénéficie : « (…) Marchant sur les traces de son père, [elle] est devenue une artiste professionnelle et a acquis une réputation de peintre talentueuse ». Une réputation qu’une œuvre comme Hua Tao opérant sur le bras de Guan Yu (vers 1840) atteste , par une ambition et une saturation en pigments précieux qui sont l’apanage d’une commande prestigieuse.

Katsushika Ôi, Hua Tuo opérant le bras de Guan Yu, vers 1840, encre et pigments sur soie, Cleveland, Museum of Arts. Image : Toyotsu. Image libre de droit

Nous savons par ailleurs par une lettre illustrée adressée à l’un d’entre eux que la célébrité de Ôi lui a valu de former des élèves. La paralysie dont fût progressivement frappé Hokusai au cours des vingt dernières années de sa vie laisse de plus à penser qu’un certain nombre d’œuvres signées de sa main doivent en réalité être attribuées à Ôi. Dix d’entre elles lui ont déjà été réattribuées, mais il y en a sans doute beaucoup plus !

Une œuvre originale

On perd la trace d’Ôi après le décès d’Hokusai en 1849 et l’on ignore même la date exacte de sa propre mort. Elle laisse derrière elle un ensemble d’œuvres singulières qui, quoique liées à celles d’Hokusai, sont loin de relever d’un simple travail d’élève.

Si les thèmes de ses œuvres restent traditionnels, avec une prédilection pour les bijin-ga, leur traitement est novateur. Le travail de clair-obscur de Yoshiwara la nuit est particulièrement saisissant. L’artiste a fait le choix d’un traitement très graphique, presque abstrait. L’ombre portée des claies de bois derrière lesquelles se trouvent les prostituées du célèbre quartier des plaisirs masque complètement leurs visages, tandis que les passants à contre-jour sont réduits à l’état de silhouettes.

Katsushika Ôi, Yoshiwara la nuit, avant 1860, encre et couleurs sur papier, Tôkyô, Ôta Memorial Museum of Art. Image : Kly Image libre de droit.

Être femme et artiste dans le Japon de l’ère Edo

C’est moins son genre que son statut d’artiste professionnelle qui fait de Katsushika Ôi une exception par rapport aux normes sociales en vigueur pendant la période Edo. Les femmes pratiquant la peinture n’étaient pas rares, surtout au sein des classes les plus aisées : l’usage voulait même que le trousseau traditionnel des mariées (konrei shôdo) comporte des pinceaux et de l’encre.

Mais il s’agit alors seulement d’un passe-temps : les seules femmes à avoir eu une chance d’accéder à une formation professionnelle étaient les filles ou épouses d’artistes, qui pouvaient ainsi suivre cet apprentissage chez elles. Cependant, même formées, il leur était difficile par la suite d’être reconnues indépendamment de leur mentor.

Le regain d’intérêt ces dernières années pour les femmes artistes s’est manifesté au Japon par l’organisation d’expositions (1) ayant permis au public de (re)découvrir certaines d’entre elles, ayant malgré tout réussi à triompher de ces obstacles. Kiyohara Yukinobu (1643-1682), fille et petite-fille de peintres de l’école de peinture Kanô est parvenue à s’imposer comme membre à part entière de cette école. De même, Tokuyama « Ike » Gyorukan (1727-1784), calligraphe et peintre de style bujin-ga (littéralement « peinture du sud », inspirée de la peinture de lettré chinoise) est célébrée aussi bien pour ses œuvres que sa poésie.

Tokuyama « Ike » Gyorukan, Paysage d’automne, entre 1728 et 1784, éventail monté en kakemono, encre et couleurs sur papier, New-York, Metropolitan Museum. Image : Metropolitan Museum. Image libre de droit.

Elles ouvrirent la voie aux artistes de l’ère Meiji qui, bénéficiant de la modernisation du pays, se virent faciliter l’accès à la formation et à la reconnaissance institutionnelle.

L’importance du rôle joué par les artistes japonaises sur la scène artistique contemporaine atteste du chemin parcouru. On ne peut qu’espérer que les femmes artistes du Japon ancien bénéficient elles aussi d’une meilleure (re)connaissance de leur contribution à l’histoire de l’art.

(1) On peut citer en 2015 les expositions « Uemura Shoên et les artistes femmes japonaises » au Yamatane museum of art de Tôkyô ou encore « Splendeurs des femmes artistes de l’ère Edo » au Koetsu Memorial Museum, toujours à Tôkyô.

Pour aller plus loin :

Sous la direction de Patricia Fister, Japanese Women Artists (1600 – 1900) , catalogue de l’exposition éponyme du Spencer Museum of Art, 1988.

Quelques oeuvres de Katsushika Ôi à découvrir en ligne :

Le manga Sarusuberi de Sugihura Hinako a été traduit en français en 2019 aux éditions Philippe Picquier et publié en deux tomes sous le titre Miss Hokusai : http://www.editions-picquier.com/ouvrage/miss-hokusai/

Un docu-fiction, Kurara : The Dazzling Life of Hokusai’s Daughter a été réalisé en 2017 par Taku Katô pour la chaîne de télévision NHK. Il est actuellement visible sur la plate-forme MUBI : https://mubi.com/films/kurara-the-dazzling-life-of-hokusai-s-daughter/trailer

Image en couverture : Tsuyuki Kôshô, Hokusai et Eijo dans leur atelier (détail), vers 1840, encre sur papier, Tôkyô, National Diet Library. Image libre de droit.

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