Au sein des cinq palais royaux de Hanyang, ancien nom de Séoul, capitale de la période Joseon (1392-1910), on peut admirer de nombreux paravents dont l’iconographie a de quoi intriguer. Deux cyprès s’écartant pour laisser voir cinq hautes montagnes, surmontées d’une lune et d’un soleil, ilwolobongdo (일월오봉도) en coréen, c’est à dire « peinture représentant le soleil, la lune et les cinq sommets ». Cette composition, placée derrière le trône désormais vide du souverain, a des choses à nous apprendre au sujet du système politique de cette dernière dynastie coréenne. Et c’est ce que je vais vous proposer de découvrir avec cet article…
Une production liée à son époque : la période Joseon
L’année 1392 marque le début de la dernière dynastie à régner sur la péninsule coréenne. Le premier ministre Jeong Dojeon (정도전, vers 1342-1398) met alors en place un gouvernement néo-confucianiste afin de mettre fin à la corruption des sphères bouddhiques, largement dominantes durant la dynastie précédente. Le confucianisme, entre autres choses, règle les rapports sociaux via une morale du respect de la hiérarchie et donc de ses supérieurs (parents, roi…). Le néo-confucianisme, école plus tardive, tente d’avoir une vision plus globale : il intègre des éléments bouddhiques et taoïstes afin d’obtenir une pensée plus juste, et de contrer l’influence politique de ces derniers. Il applique ainsi le confucianisme à une cosmologie, c’est-à-dire à une construction du monde. Dans cette optique, un roi néo-confucianiste gouverne de droit, car sa place dans la hiérarchie est due aux bienfaits qu’il doit pouvoir procurer à son peuple. Il s’agit donc d’une administration centralisée et hiérarchisée, dont les fonctionnaires sont sélectionnés au mérite, sur examen.
Ces paravents à décor « ilwolobongdo » n’ont été produit que durant la dynastie Joseon et ils sont entièrement liés à cette idéologie étatique. On attribue d’ailleurs parfois à Jeong Dojeon l’élaboration de l’iconographie du paravent. Tous sont en tout cas réalisées en série, par des artistes professionnels sous le contrôle d’une académie royale de peinture. Bien qu’il s’agisse d’une production de cour, elle a parfois été confondue avec de l’art folklorique (Minhwa 민화民畵) car des peintures les imitant étaient vendues sur les marchés populaires à Hanyang.

Dans toutes les cérémonies officielles, ces paravents sont disposés derrière le roi, non seulement au sein du pavillon du trône, mais aussi derrière son cercueil ou durant les banquets. Ils semblent le suivre dans tous ses déplacements, quel que soit le lieu de résidence choisi. La gravure ci-dessus illustre bien l’effet que cela devait produire. Le fait que le roi soit assis au centre de la composition n’est pas un hasard. Celle-ci est prévue pour se déployer de part et d’autre du souverain, ce qui permet de guider le regard vers lui et de le valoriser. Le trône et la figure du roi ont été pris en compte lors de la réalisation de l’objet : le roi s’intègre véritablement au sein du paysage, et il ne fait donc plus qu’un avec sa symbolique.
Ce qui est important dans cette peinture, c’est le sens qu’elle véhicule et ce qu’il apporte au prestige du roi. Nous allons voir pourquoi tout de suite !
Le rôle clef du roi dans la cosmologie politique

La lune et le soleil sont la clef de voûte de notre composition. Ils ont deux symboliques : ils représentent à la fois le roi et la reine mais aussi le Ying et le Yang, les principes masculins et féminins de l’équilibre du monde. Les cinq sommets symbolisent quant à eux les cinq grandes montagnes de la Corée (durant la dynastie Joseon, il s’agit des monts Samgak, Baekdu, Jiri, Kumgang et Myohyang), chacune incarnant un point cardinal et délimitant donc le territoire. La lune et le soleil sont les garants de l’équilibre de leur pays et donc par extension de leur peuple ! Ces éléments sont directement tirés d’un poème intitulé « Bénédiction céleste » (tianbao天保) , dans le Livre des Odes, qui aurait été compilé par Confucius (551-479 avant notre ère). Ce poème répond au principe confucéen du « mandat du ciel » : il liste les différentes manifestations naturelles de l’approbation du gouvernement par les divinités. Le bureau des rites, l’un des six ministères, réalise d’ailleurs des offrandes à ces mêmes divinités. Il est par ailleurs intéressant de noter que l’académie de peinture dépend directement du bureau des rites ! Le paravent sert donc de témoignage du lien entre le roi et les bienfaits matériels donnés par le ciel.
Par ailleurs, les cascades, mais aussi la lune, les cyprès et les rochers, sont des symboles de longévité, présents dans toute une production de peintures auspicieuses (sensées porter chance), et offertes comme cadeaux aux dignitaires de la cour. Mais vu sa destination royale, son rôle et sa production presque en série tout au long de la dynastie, le ilwolobongdo, monté sur paravent, se distingue nettement du reste de ces peintures !
Revendiquer une identité coréenne
Les formes stylisées, sans volume, la composition couvrante, tout cela est très caractéristique d’un goût qui se veut typiquement coréen : la dynastie Joseon, proclamée après avoir repoussé la dynastie sino-mongole des Yuan (1279-1368) hors du territoire Coréen, cherche à revendiquer son identité.
C’est un style qui se développe dans plusieurs genres : par exemple, le peintre de paysage Jeong Seon (정선, 1676-1759) et ses représentations des lieux emblématiques de la culture coréenne (ici il s’agit justement du mont Kumgang dont nous avons parlé plus haut) l’illustrent bien. Il utilise la répétition d’un même motif sur toute la surface du rouleau mais cette fois-ci au service d’un certain réalisme !

Toutefois, les couleurs très vives, dites Tang chae, employées pour les ilwolobongdo font référence aux paysages en bleu et vert de la dynastie chinoise des Tang (618-907). La Chine est considérée comme un modèle en peinture, mais c’est aussi le lieu d’origine du mode de gouvernement à la confucéenne. Ces peintures sur paravent ilwolobongdo sont réalisées grâce à des pigments importés de Chine et donc coûteux, à cause du transport. Tout cela permet de renforcer le prestige du roi !

La production de ces paravents est encore entourée d’un grand mystère. Des sources à la fois écrites et visuelles attestant de leur utilisation existent, mais la vingtaine de paravents restants, l’absence étonnante de leur représentation sur certaines illustrations de cérémonie tendent à relativiser l’idée d’une utilisation systématique ou d’une création concomitante à celle de la dynastie. Yi Song Mi, historien d’art, avance même que sa véritable date de création pourrait se situer après la très destructrice invasion japonaise de 1592, comme moyen de réaffirmation identitaire. Cependant, cette invasion pourrait également être la cause de la perte de sources antérieures. Quelque soit sa date de création, le ilwolobongdo reste une magnifique illustration de l’utilisation des arts au service de la politique.
Pour en savoir plus
- Notices en ligne, site du Musée National du Palais de Séoul
- Chadwick, Anne, “Sun, moon, and five peaks”. Hong Kong Medical Journal, 4 (2), juin 1998, pp. 114–115.
- « Heaven Protects » (Livre des odes section II chapitre 1, n166) disponible en entier ici.
- Yi Song-mi, “Euigwe and the Documentation of Joseon Court Ritual Life.” Archives of Asian Art, Volume 58, 2008, pp. 113-133.
Image de couverture : ilwolobongdo, période Joseon, paravent à 6 panneaux (55,3×150 cm par panneau), couleurs sur soie, conservé au Musée National du Palais de Corée. Photo : domaine public