Double jeu dans une réalité inquiétante : Saturday Fiction de Lou Ye

À l’occasion du Festival Allers-retours, plongez au cœur de Shanghai, quelques jours avant l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941). C’est ce que le brillant film réalisé par Lou Ye propose aux spectateurs à travers le long métrage Saturday Fiction, sorti en septembre 2019 pour la Mostra de Venise.

Shangai 1941, théâtre des tensions mondiales

Le film met en scène la superbe Gong Li – première réalisatrice asiatique à être récompensée du Prix Kering « Women in Motion » l’an passé – dans la peau de l’actrice Jean Yu. Le retour de l’actrice à Shanghai, enclave internationale au début de la Seconde Guerre mondiale, est entouré de mystère.

Officiellement, elle souhaite jouer dans une pièce de théâtre écrite par son amant, le metteur en scène Tan Na. Pourtant, la détention de son ex-mari par les Japonais et les échanges discrets qu’elle établit avec les Alliés sèment le doute sur les intentions de Jean Yu et sur le rôle réel qu’elle doit incarner : actrice de fiction ou protagoniste de premier plan au service des forces Alliées ?

En effet, en 1941 Shanghai est une ville démilitarisée depuis 1937, à la suite d’un cessez-le-feu entre la République de Chine et l’Empire du Japon suite à la guerre de Shanghai en 1932. La ville est également marquée par une forte présence des puissances occidentales, notamment par le biais des différentes concessions (française et internationale) installées depuis les guerres de l’opium (de 1839 à 1842 puis de 1856 à 1860). La « cohabitation » de ces adversaires est particulièrement délicate et fragile !

Crédit photo: Wildbunch

Des échanges constants entre réalité et fiction

L’un des éléments marquants de cette réalisation réside dans la superposition d’une triple réalité : la première, celle dans laquelle nous sommes; la seconde, dans laquelle Jean Yu et les autres protagonistes évoluent ; la troisième, qui englobe les personnages de la pièce de théâtre de Tan Na.

La notion de théâtre recouvre différents lieux dans lesquels Jean Yu navigue: la scène, le théâtre qui accueille les répétitions et la représentation finale… mais également Shanghai, véritable théâtre des stratégies politiques et militaires. Le personnage endosse alors un double rôle d’actrice, l’un officiel, l’autre officieux.

L’espace du théâtre est un lieu cher au réalisateur Lou Ye. Ses parents travaillaient dans les coulisses du théâtre Lyceum de Shanghai dans lequel le film se déroule — le titre original du film Lyceum Theater, y fait largement référence —. Il témoigne alors de sa fascination à voir les acteurs évoluer dans des vies parallèles, entre la scène et la réalité. Or, la pièce « Saturday Fiction » écrite par le personnage de Tan Na, amant de la protagoniste, retrace la rencontre des deux héros. Dans le prolongement de son expérience personnelle, Lou Ye joue à gommer la frontière entre la réalité et la fiction de ses personnages : les souvenirs, les répétitions et les rendez-vous se mêlent de façon subtile pour emprisonner les protagonistes dans leur fonction d’acteur : acteurs de leur vie, acteurs de théâtre et à la fois personnages de fiction…

Le réalisateur Lou Ye, crédits photo: Wildbunch

Une maîtrise technique grandiose au service de la puissance du film

Le treizième long-métrage de Lou Ye démontre le talent de ce réalisateur déjà reconnu sur la scène du Septième Art : présentés dans les festivals internationaux, ses films ont remporté plusieurs prix, dont l’Ours d’argent lors du 64e Berlinal (Festival international du Cinéma de Berlin).

Chaque élément permet au spectateur de se plonger davantage dans l’histoire montée par le réalisateur. Les liens tissés au travers d’une double mise en abîme apportent une profondeur vertigineuse aux personnages. Les cadrages serrés capturent toutes les émotions qu’ils expriment. Le choix d’un film en noir et blanc plonge immédiatement le spectateur dans une époque plus ancienne, l’année 1941 qui sert de cadre temporel au récit. La beauté des nuances magnifie la sensibilité des personnages et renforce toute leur profondeur.

Dernier élément, le réalisateur a souhaité que chaque personnage s’expriment dans sa langue : l’emploi simultané du mandarin, du japonais, du français, de l’anglais et de l’allemand reflète toute la complexité des relations à Shanghai en 1941 et présente son cosmopolitisme caractéristique. Pour renforcer son propos, le film présente une sélection d’acteurs de premier plan et de nationalités différentes, qui font écho aux pays installés à Shanghai en 1941 : Gong Li, Mark Chao, Pascal Gregorry, Tom Wlaschiha, Joe Odagiri, Huang Xiangli, Ayumu Nakajima.

Crédits photo: Wildbunch

Cette troisième édition du Festival Allers-retours offre une opportunité unique de découvrir ou redécouvrir le cinéma d’auteur chinois, trop souvent considéré comme difficile d’accès. Les projections de Saturday Fiction, premières françaises, en compétition officielle à la Mostra de Venise, sont une occasion unique de se réapproprier le cinéma d’auteur chinois et d’en savourer toutes les subtilités. Un film à voir de toute urgence!

Plus d’informations :

Festival Allers-Retours, du 24 janvier au 4 février 2020 – Auditorium du Musée Guimet et Studio des Ursulines. Informations et programmation : https://www.allersretoursasso.fr/

Le film sera projeté le samedi 01 février à 21h45 et le lundi 03 février à 20h30 aux Studio des Ursulines. Réservez vos places.

Ne manquez pas également l’article réalisé par Justine Veillard, sur une autre projection du Festival : le film A Dog barking at the Moon,réalisé par Xiang Zi.

Image de couverture: Gong Li dans la peau de Jean Yu, extrait du film Saturday Fiction, crédit photo Wildbunch

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