Le spectre dans l’art contemporain : l’œuvre de Fuyuko Matsui

 

 

Les spectres hantent l’art japonais depuis de nombreux siècles et ont fait l’objet d’une véritable passion sous l’ère Edo (1600-1868). Fuyuko Matsu, née en 1974, revisite, à travers la peinture et le dessin, la représentation traditionnelle du fantôme qui a vu son destin brisé, le yūrei-ga, pour lui donner une modernité nouvelle… Nous vous proposons trois œuvres pour vous donner un petit aperçu !

Comment reconnaître un yūrei ?

Fuyuko Matsui puise son inspiration dans le Japon spectral et renoue avec la période d’Edo en empruntant aux stéréotypes traditionnels du yūrei -ga : cheveux longs et noirs, aspect vaporeux, vêtement long et blanc, les jambes inexistantes… Le kakemono Nyctalopia (2005) reprend les peintures ou les estampes collectionnées par les Japonais pour animer leurs soirées de Hyakumonogatari Kaidan Kai (Soirée des Cent histoires de fantômes). Le vêtement blanc, caractéristique des spectres, est presque totalement estompé et on ne devine le corps du fantôme que par la cascade sombre de sa chevelure. Les cheveux longs qui retombent sur le visage de la silhouette dégagent une aura inquiétante. L’artiste joue sur le double sens du titre. « Nyctalope » désigne la capacité de voir dans l’obscurité et se traduit par « tori me« , qui peut également se traduire par « oeil d’oiseau ». En écorchant l’oiseau, l’apparition annihile sa vision et Matsui connecte cet état à l’aveuglement de la société japonaise causée par une exposition trop forte au chagrin. C’est d’ailleurs le chagrin et la rancœur (urami) qui font revenir un esprit sous la forme de yūrei.

Nyctalopia, Fuyuko Matsui, 2005, encre et couleurs sur soie, 138.4 × 49.5cm, Collection Galerie Naruyama, ©️FUYUKOMATSUI

L’horreur pour soigner… l’horreur ?

L’art de Matsui utilise la violence pour recharger le rôle initial de ces peintures de fantômes. Avant de devenir des œuvres de divertissement ou d’un plaisir paradoxal (plaisir d’avoir peur), les yūrei -ga avaient une valeur apotropaïque et servaient de talisman. L’œuvre la plus illustrative est Keeping up the pureness. L’artiste renoue avec le thème du kusōzu, un ensemble de neuf images qui décrivent les différentes étapes de la décomposition du corps. Dans un cadre paradisiaque à la végétation abondante, une jeune femme, au sommet de sa beauté, gît sur le sol après s’être donnée la mort. La précision anatomique et les couleurs chatoyantes tranchent avec la pâleur spectrale de sa peau et la noirceur de ses cheveux éparpillés sur le sol.


Keeping up the pureness, Fuyuko Matsui, 2004, pigments colorés sur soie, 29.5 × 79.3cm, ©️FUYUKOMATSUI

En réutilisant deux couleurs caractéristiques du fantôme (le noir et le blanc), la figure appartient déjà à l’au-delà, sans avoir encore disparue de la surface de la terre.
Ainsi, l’artiste propose la réinterprétation d’un art traditionnel pour panser les plaies de sa société actuelle, voire la guérir de l’un de ses maux les plus terribles : le suicide. Dans un entretien avec le Asian Art Museum de San Francisco en mai 2012, l’artiste a déclaré « Je pense que si l’on voit une femme se suicider devant nos yeux, cela permettra de supprimer toute envie à l’intérieur de nous d’en commettre un… […] Je pense qu’en créant des œuvres qui montrent cette violence cela pourrait aider les personnes suicidaires à résister à ces pulsions».


Jouer sur l’ambiguïté… passé ou présent ?

Les photographies spirites en noir et blanc qui ont marqué les années 1970-1980 au Japon sont palpables dans l’œuvre de Matsui est palpable. C’est le cas, par exemple, du kakemono Nightblind. Tous les critères du yūrei-ga de l’époque d’Edo sont rassemblés… et pourtant ! Il serait impossible de sortir cette œuvre de notre époque. Le kyōkatabira (le vêtement blanc qui habille le défunt) modèle la silhouette de la revenante et la taille est délicatement soulignée par un long ruban rouge, qui apporte une touche de couleur dans ce camaïeu de gris. La longue chevelure est traitée de façon vaporeuse, afin d’évoquer à la fois la densité de la coiffure et la nature suprasensible du personnage. La composition très épurée est rendue possible par la finesse des traits. Deux éléments inscrivent radicalement cette peinture dans la modernité : le discret bracelet de montre que le fantôme porte au poignet droit, presque dissimulé derrière les cheveux et la précision photographie permise par le jeu subtile d’ombres et de lumières.

Nightblind, Fuyuko Matsui, 2012, couleur sur soie, 137.8 × 49cm Collection privée ©️FUYUKOMATSUI

           Le regard du spectateur est happé par les yeux de la figure. À l’inverse du reste du visage, les iris et les pupilles semblent sont à peine esquissés, donnant un regard blanc au fantôme. Le regard intense combiné au doux sourire qui se dessine sur ses lèvres semble percevoir un monde différent de celui que nous percevons tous. Ces deux derniers éléments interrogent la réflexion du spectateur : s’agit-il vraiment d’un fantôme ? Certes, tous les codes sont rassemblés pour dépeindre la parfaite représentation du spectre mais que penser de cette montre qu’elle porte et de ce que nous arrivons si bien à distinguer. L’artiste brouille les frontières entre les fantômes et les vivants, peignant ainsi le portrait d’un pays malade dans lequel elle vit, où la population, rongée par la douleur et la pression sociale, n’est plus que l’ombre d’elle-même

 

Fuyuko Matsui réinterprète une veine traditionnelle de l’art japonais et propose un miroir de la société nippone contemporaine. La douleur qui ronge la population, les suicides qui se multiplient, les catastrophes naturelles qui s’abattent sur l’archipel… Les spectres ont-ils envahis notre monde ? Ou est-ce les hommes qui sont devenus des fantômes vivants? Nous vous laissons en décider !

 

En savoir plus :

Si vous souhaitez accéder à l’interview de Fuyuko Matsui par l’Asian Art Museum de San Francisco, cliquez ici.

Vous pouvez également faire un tour sur son site internet pour visionner plus d’œuvres fantômatiques !

Image de couverture : Keeping up the pureness, Fuyuko Matsui, 2004, pigments colorés sur soie, 29.5 × 79.3cm, ©️FUYUKOMATSUI

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s