Attestés en Corée dès la fin du XVIIIe siècle, les chaekgeori 책거리, littéralement « livres et objets », constituent une catégorie de nature morte. Ces paravents aux livres qui décrivent l’intérieur idéalisé d’une étude de lettré sont parsemés de symboles auspicieux. Le chaekgeori est un genre pictural très populaire de l’époque Joseon (1392-1910).
Cinquante nuances de chaekgeori
On distingue généralement trois styles de chaekgeori. Le premier est le chaekgado 책가도, aussi appelé chaekgeori bibliothèque ou chaekgeori en trompe-l’œil. Ces paravents représentent des livres accompagnés de nombreux objets précieux ou étrangers disposés sur des étagères. Ces chaekgeori illusionnistes sont marqués par l’emploi de techniques occidentales tels le clair-obscur et la perspective à point focal unique alliés aux caractéristiques de la peinture coréenne. Ce style est privilégié par la cour ainsi que par les yangban 양반, membres de l’aristocratie coréenne.

Le second style est le chaekgeori sur table, très populaire auprès des gens du commun. Ce style présente une composition plus libre que les chaekgado avec pléthore de couleurs. Les livres y sont empilés sur des tables avec d’autres objets comme des fleurs et fruits auspicieux, des accessoires voire des animaux mythiques.
Enfin, viennent les chaekgeori dits isolés ou flottants dans lesquels les livres et autres objets caractéristiques du lettré sont rangés en colonnes verticales sans contenant, comme flottants sur le fond vide des paravents. Bien que la collection d’objets chinois antiques soit très répandue dans l’élite du Joseon, les paravents aux livres pourraient avoir servi de substituts à une véritable collection. Les similitudes de composition entre chaekgeori laissent supposer que les peintres et les ateliers employaient des carnets de croquis pour rendre les objets et végétaux rares.
Entre valorisation du savoir et marqueur social
Les livres occupent une place très importante dans la société néo-confucéenne du Joseon. En Corée, l’aristocratie tire son pouvoir du monopole du savoir, à tel point que la circulation des livres est strictement encadrée par les souverains. Dans la lignée de la tradition dokhwa 독화 – peinture lettrée délivrant des messages à travers un symbolisme élaboré – les objets luxueux et exotiques représentés servent à mettre en avant la culture lettrée, le raffinement et l’opulence des propriétaires de chaekgeori.

À la fin de l’époque Joseon, les yangban connaissent la concurrence des nouveaux riches de la classe des jungin 중인. Issus de familles éduquées, ces derniers ne font cependant pas partie de l’aristocratie de sang et occupent donc des postes de techniciens tels que les médecins, les interprètes, les géomanciens, etc. Les chaekgeori sont alors pour les uns un moyen de réaffirmer leur position quand ils sont pour les autres une manière de revendiquer leur réussite sociale.
D’un art de cour à un art populaire
On rattache généralement l’origine des chaekgeori à une peinture chinoise de duobaoge, « cabinet des trésors », attribuée à Giuseppe Castiglione (1688-1766). Ce genre pictural aurait alors été transmis à la Corée via ses ambassades à la cour des Qing (1644-1912). Introduit dans la péninsule à la fin du XVIIIe siècle, il se limite d’abord à la cour. C’est véritablement sous l’impulsion du roi Jeongjo (r. 1776-1800) que le genre acquiert ses lettres de noblesse ; le chaekgeori devient l’un des huit genres exigés pour intégrer le cercle des peintres de la bibliothèque royale. Outre les inclinations esthétiques personnelles du souverain, le chaekgeori est avant tout un outil de pouvoir. Ce genre pictural connaît alors un engouement rapide avant d’atteindre son apogée au XIXe siècle, dépassant largement le cadre de l’aristocratie.
Il existe, en Corée, une porosité entre peinture de cour et peinture populaire qui s’explique notamment par le statut des peintres. Les peintres de cour font partie de la classe des jungin. Ceux-ci travaillent à la fois dans et hors de la cour, ce qui permet la transmission de modèles picturaux entre cour, aristocratie et gens du commun.

La fin du XIXe siècle marque l’abandon de l’illusionnisme occidental et un retour vers l’aplat décoratif sous l’influence du régent Heungseon Daewongun (1820-1898). Aujourd’hui encore, le chaekgeori est revisité par des artistes contemporains comme Kyoungtack Hong, le considérant comme le vecteur idéal de critique d’une consommation de masse.
Bien que les chaekgeori aient été inspirés, à un certain degré, par la peinture chinoise et occidentale, ils se sont développés en un genre pictural indépendant et hautement populaire à l’époque du Joseon, genre toujours traité actuellement par certains artistes coréens.
Pour aller plus loin :
BURGLIND Jungmann, Pathways to Korean culture : Paintings of the Joseon Dynasty (1392-1910), London : Reaktion books, 2014, 392p.
CHUNG Byungmo, KIM Sunglim (et al), Chaekgeori : the Power and Pleasure of Possessions in Korean Painted Screens, [Cleaveland : The Cleaveland Museum of Art, 5 août – 5 novembre 2017] Albany : SUNY press, Seoul : Dahal media, 2017, 249p.
Image de couverture : Yi Teakgyun (1808- ap. 1883), Chaekgeori, fin du XIXe siècle, encre et couleurs sur soie, 197,5 x 395 cm, États-Unis, Cleaveland Museum of Art