La Tigresse du Musée Cernuschi

Au musée Cernuschi, on fait la part belle aux bronzes antiques chinois. Et il en est un en particulier qui de par sa forme a fait couler beaucoup d’encre ! Voici donc la mystérieuse Tigresse du musée Cernuschi…

 

La Tigresse, c’est quoi ?

Avant tout, remettons les choses en ordre. Notre Tigresse est un vase, un contenant de type you. Ce bronze a été fondu au XIe siècle avant notre ère dans la province du Hunan (sud de la Chine). Il mesure environ 35 cm de haut et porte le numéro d’inventaire M.C.6155.

Ce qui fait son originalité, c’est sa forme, à savoir celle d’un félin la gueule grande ouverte qui tient dans ses bras un homme ou un enfant, la tête placée tout près des crocs. Les pattes arrière de l’animal ainsi que sa queue forment les trois pieds du récipient. Le décor est composé d’une multitude d’animaux gravés ou en relief ; par exemple la queue est une trompe d’éléphant et un cervidé fait office de bouton de couvercle. L’anse s’articule aux extrémités avec des masques animaliers. Enfin, serpents et dragons semblent courir sur toute sa surface.

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Vase you dit la « Tigresse », XIe siècle, dynastie Shang (1300-1050 av. J.-C.), Chine, province du Hunan, bronze, H. = 3.2 cm, Paris, Musée Cernuschi © Lyliane Degrâces / Musée Cernuschi / Roger-Viollet

 

La Tigresse, pourquoi ?

Ce vase est caractéristique d’une civilisation du rituel et du bronze. Bien qu’issu d’une région indépendante, il est fondu à l’époque Shang (1550 – 1050 av. J.-C.), la toute première dynastie attestée. Les inscriptions divinatoires et les Mémoires historiques (Shiji) de Sima Qian (145-86 av. J.-C.) décrivent une société religieuse, centrée sur le roi qui seul peut établir un rapport avec le Ciel. Chaque événement et prise de décision dépendent de l’humeur du Ciel. Pour s’attirer ses faveurs, il faut réaliser des cérémonies rituelles. Et les bronzes rituels contenant les offrandes y jouent un rôle capital. On les retrouve dans les tombes afin que les défunts puissent réaliser des rituels dans l’au-delà.

Le Ciel est un bon vivant, il aime que les repas soient copieux et diversifiés ! Chaque rituel emploie au moins une dizaine d’offrandes, donc une dizaine de vases différents. Ainsi ce sont des ensembles entiers que l’on retrouve dans les tombes. Les offrandes peuvent être faites d’eau, de viande, de céréales et d’alcools variés ; d’où la diversité des formes des récipients. La Tigresse étant de type you, elle était destinée à contenir un alcool. Le contexte de sa découverte est toutefois inconnu, et on ne sait pas de quels autres bronzes elle était accompagnée. Néanmoins elle a une jumelle conservée au Musée Sen-oku Hakuko Kan de Kyoto. Une tigresse enlaçant de la même manière un homme ou un enfant, d’une hauteur sensiblement identique. Il est facile de s’imaginer qu’elles pouvaient faire la paire au sein d’une même tombe.

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Vase you, Hunan, fin du XIe siècle av. J.-C., bronze, H. = 35.7 cm, Kyoto, Sen-oku Hakuko Kan Museum
Photo © 泉屋博古館, 京都

 

Sa thématique demeure mystérieuse. Les vases animaliers sont caractéristiques des régions méridionales chaudes et humides, là où pouvaient s’épanouir serpents, éléphants et tigres. Citons par exemple le Vase zun dit « Eléphant Camondo » du Musée Guimet, potentiellement originaire du Hunan.

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Vase zun dit « Eléphant Camondo », Hunan (?), époque Shang (1300-1050 av. J.-C.), bronze, L. = 96 cm, Paris, Musée national des arts asiatiques – Guimet Photo (C) RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / Thierry Olivier

 

La Tigresse, qu’est ce qu’on y voit ?

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Détail des leiwen Photo © Lyliane Degrâces / Musée Cernuschi / Roger-Viollezz

Le style décoratif de la Tigresse est très fourmillant, dynamique. Les animaux s’autogénèrent, un animal donnant immédiatement naissance à un autre. Toute ouverture sur le fond est comblée d’un motif de leiwen, de « tonnerre », un motif spiralé caractéristique de la fin des Shang. On trouve également un masque taotie à l’arrière du vase. Quant à la signification de la scène, plusieurs hypothèses existent. Le thème du félin associé à une figure humaine est fréquent au sud. Il peut être lié à une tradition rapportée dans le Zuozhuan, commentaire des Annales des Printemps et Automnes (VIIIe – Ve siècle av. J.-C.), celle d’un enfant qui aurait été recueilli par une tigresse. Et de fait, l’enfant a plutôt l’air serein…! Une telle histoire participe de récits à caractère totémique qui fondent l’origine de nombreux clans, mêlant homme et bête dans une relation de protection ou dans une union sexuelle donnant naissance à un ancêtre mythique. Mais l’hypothèse du sacrifice à un félin d’un enfant chargé des maux de la société, comme un bouc-émissaire pour rétablir fertilité ou autre, est aussi probable.

Sans textes historiques sur le sujet, la signification de ce vase reste trouble. Mais les vases en eux-mêmes gagnent en importance avec la théorisation du rituel dans le Classique des Rites (Liji) à l’époque des Zhou. Les formes évoluent, la technique se perfectionne. Et de nombreux bronzes s’ornent d’inscriptions de nature historique.

 

Pour aller plus loin :

Pour voir la Tigresse : Musée Cernuschi, 7 avenue Vélasquez, 75008 Paris (1er étage – Chine archaïque)

Pour voir d’autres vases en bronze : 

  • Musée national des arts asiatiques – Guimet, 6 place d’Iéna, 75116 Paris (1er étage – Chine classique)
  • Musée des arts asiatiques de Nice, 405 promenade des Anglais, 06200 Nice (Cube Chine)
  • Musée Georges-Labit, 17 rue du Japon, 31400 Toulouse

Lectures :

  • CHENG, Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris : Editions du Seuil, 1997, 704 p.
  • ELISSEEFF, Danielle et Vadime, La Civilisation de la Chine classique, Paris : Arthaud, 1981, coll. « Les grandes civilisations », 629 p.
  • ELISSEEFF, Danielle, Art et archéologie : la Chine du Néolithique à la fin des Cinq Dynasties (960 de notre ère), Paris : Réunion des musées nationaux, 2008, coll. « Manuels de l’Ecole du Louvre », 381 p.

 

Photo de couverture : Vase you dit la « Tigresse », XIe siècle, dynastie Shang (1300-1050 av. J.-C.), Chine, province du Hunan, bronze, H. = 3.2 cm, Paris, Musée Cernuschi
Photo ©Stéphane Piera / Musée Cernuschi / Roger-Viollet

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